La narratrice ouvre son récit – ou faut-il dire ses mémoires ? – sur son aversion de la possession. Cette aversion est telle qu’avec son mari et leurs enfants, elle a quitté sa ville natale pour un autre pays. La famille mène une vie sage et réglée sous la bonté indulgente de l’époux qui donne le ton des pensées du couple. Loin des choses, voire des êtres, la narratrice se croit parfaitement heureuse. Cette frugalité par rapport au monde, elle l’éprouve également par rapport à la peinture pour laquelle elle n’a aucune sensibilité. « Je suis à l’ordinaire plutôt réservée, je n’aime parler qu’à bon escient et redoute toujours les situations où il faut exprimer des émotions. » (p. 35) Jusqu’au jour où elle rencontre un peintre qui lui présente ses tableaux. Et jusqu’à ce qu’elle soit subjuguée par une toile.
Et la toile prend possession d’elle, s’installe dans son appartement et bouleverse son quotidien. La narratrice prend conscience que, depuis des années, elle n’était tournée que vers son mari et ses enfants, comme morte à elle-même. L’intrusion de la toile dans son existence a réveillé sa conscience et ouvert son esprit. « Ma vie passée me semblait lointaine, rétrécie. » (p. 89) Désormais, tout l’environnement de la narratrice doit s’accorder à la toile et lui faire honneur. S’en suivent une frénésie d’achats et une folie de dépenses qui relèguent au dernier plan la sacro-sainte sobriété du ménage et la solidité de la famille.
Mais il fallait s’y attendre, une telle passion pour un tableau ne peut conduire qu’à la folie. « La toile m’avait emprisonnée. […] Elle m’étouffait, elle était gigantesque, j’étais noyée dans ses couleurs, prise jusqu’au cou. » (p. 86) Et voilà la narratrice en plein décrochage, arpentant la ville comme une folle et se grisant de sensations nouvelles. « Fini le carré clos de la grammaire de notre langue, finie la hiérarchie droite des rues numérotées. » (p. 171) Jusqu’où peut-on aller dans l’éveil à la conscience et à la sensation ? Jusqu’où entraînent les couleurs quand elles prennent possession d’une vie ?
Il est rare qu’un roman suscite chez moi autant d’émotions contradictoires. Autant j’ai été portée par la première partie où la narratrice est confrontée au tableau, autant la seconde partie – qui arrive dans une ellipse dont je ne sais dire si elle est sublime ou franchement malhonnête – m’a peu à peu ennuyée. Je n’ai pas vraiment aimé suivre la narratrice dans sa plongée dans la folie, sans aucune mention du tableau. Vient la pirouette finale du monologue de la narratrice : est-ce une fin facile ou est-ce une fin géniale ? Là encore, je ne sais pas. Outre la vilaine sensation que le tableau mentionné dans le titre n’est qu’un prétexte vite évacué, j’ai eu le sentiment d’être prise pour une idiote tant la pirouette finale semble éminemment évidente et donc parfaitement superflue à mentionner.
Dans ce roman, pas de nom. New York n’est jamais nommée et il n’y a que des fonctions sociales : le mari, le peintre, les enfants, les amis, la famille. La narratrice ne se présente pas et livre son récit à une oreille qu’on ne connait pas, avec l’évident besoin de s’en débarrasser. « Je n’ai pas plus de désir de possession à l’égard de cette histoire qu’à l’égard des objets en général. » (p. 12) De ce roman, je retiens surtout la réflexion sur la possession et la folie et l’éclatant lyrisme sur les couleurs. Pierrette Fleutiaux manie la langue avec talent, mais ne m’a pas entièrement convaincue.