Roman de Geraldine Brooks.
Dans le roman de Louisa May Alcott, le docteur March est le grand absent. Dans ce récit parallèle à l’histoire originale, l’autrice imagine la guerre telle que vécue par ce père de famille. Pour ce faire, elle crée un passé à ce personnage si laconique. On le découvre jeune colporteur dans le Connecticut, vingt ans avant la guerre de Sécession. Dans la demeure d’un riche planteur de coton, il rencontre Grace, belle esclave qui jouit d’un statut particulier, mais qui, par sa faute, subira un terrible châtiment. On suit ensuite le jeune homme et ses engagements nordistes, son mariage avec Margaret, dite Marmee, et sa décision de s’engager comme aumônier quand la guerre éclate. Sur le front, il découvre les atrocités commises par son propre camp et les souffrances des esclaves, bien loin d’être révolues. Et surtout, il retrouve Grace et doit se confronter à la culpabilité qui le ronge depuis des années.
Le roman est le récit du docteur March, agrémenté des lettres qu’il envoie à son épouse et ses filles. Ce fervent abolitionniste, plein d’idéaux et de fougue, refuse cependant d’exposer ses chères « petites femmes » à l’horreur de la guerre. Alors, il tait, il minimise, il détourne l’attention. « Je me disculpe de la censure à laquelle je me soumets : je n’ai jamais promis d’écrire la vérité. » (p. 13) Il chérit ses souvenirs du temps de la paix, de son tendre mariage avec Marmee et de son implication dans le chemin de fer souterrain. Renvoyé du régiment où il officiait, il se voit confier la gestion et l’éducation de la contrebande de guerre, à savoir les esclaves libérés qui apprennent à travailler pour un salaire. « L’abolitionnisme et le pacifisme étaient issus d’une même conviction foncière : il y a quelque chose de Dieu en chacun, et l’on ne peut donc réduire un homme en esclavage, pas plus qu’on ne peut le tuer, même pour libérer ceux qui sont asservis. » (p. 233 & 234)
Geraldine Brooks développe des points à peine évoqués par Louisa May Alcott, comme le caractère impétueux de Marmee, ce qui donne au personnage une épaisseur plus intéressante que sa seule dimension de mère aimante et d’épouse sacrificielle. L’autrice explicite aussi la faillite de la famille March et détaille la maladie du docteur et les soins que lui apporte son épouse. Pour autant, Geraldine Brooks n’a pas cherché à faire du docteur March un homme de notre temps : elle le laisse bien ancré dans son siècle, avec ses certitudes paternalistes à l’égard de sa femme, ses filles et des anciens esclaves. « Au lieu de développer un penchant pour l’oisiveté ou la vanité ou un esprit à qui tout est mâché, mes filles ont acquis énergie, assiduité et indépendance. En ces temps difficiles, je ne crois pas qu’elles aient perdu au change. » (p. 189) Cette histoire s’insère donc très naturellement dans les blancs laissés dans Les quatre filles du docteur March, et ce d’autant plus que les notes finales indiquent que l’autrice s’est inspirée de la famille de Louisa May Alcott pour imaginer son personnage et son texte. Voici une suite/réécriture tout à fait réussie !