Patty a épousé Walter peu après l’université, sans vraiment oublier Richard, le meilleur ami de Walter. « Oh Walter… Savait-il que la chose la plus attirante chez lui, durant ses mois où Patty apprenait à le connaître, était le fait qu’il était l’ami de Richard Katz ? » (p. 106) Pourtant, les Berglund sont heureux. Mère modèle, épouse dévouée et voisine idéale, Patty est une femme au foyer accomplie après avoir été une brillante athlète universitaire, animée par le même esprit de compétition et la même envie de réussir. Quand Joey, le garçon, affiche sa romance avec Connie, la fille des voisins, tout change. « Les gens se disputent quand ils s’aiment, mais qu’ils ont conservé leur personnalité et qu’ils vivent dans le monde réel. » (p. 502) Aux orties le masque de la famille idéale ! Le couple Berglund se déchire : Patty et Richard se cherchent tandis que Walter se jette à cœur perdu dans un projet de sauvegarde animalière, assisté par une trop belle et trop jeune Indienne. Pourtant, Patty aime toujours Walter et Walter aime toujours Patty. « Lui et sa femme s’aimaient et se causaient une douleur quotidienne. » (p. 419)
Attention, choc littéraire ! Jonathan Franzen dissèque la famille américaine moyenne, ce modèle si illusoire et pourtant toujours convoité. L’auteur interroge également le couple comme structure d’emprisonnement et d’abolition des libertés personnelles. « Combien de milliers de fois encore […] vais-je laisser cette femme me poignarder le cœur ? » (p. 392) Sa position est claire : il préfère la liberté, sous toutes ses formes. Liberté de ne pas se marier, liberté de ne pas avoir d’enfant, liberté d’aimer à sa guise, liberté de changer d’avis et de partenaire, liberté de revenir vers son partenaire. Hélas, la liberté est difficile à gagner ou à garder et elle n’est pas héréditaire : à quel point les enfants sont-ils libres de ne pas reproduire les schémas et les chagrins de leurs parents ?
Entre politique et scandale écologique, Freedom présente une thèse qui dérange. Il est déjà notoire que l’homme est l’espèce vivante qui cause le plus tort à son environnement et à celui des autres espèces, la surpopulation menaçant toujours davantage le monde et ses richesses. « Nous en sommes maintenant à un point où toute personne raisonnablement instruite peut comprendre le problème posé par la croissance démographique. La prochaine étape est donc de faire en sorte que les étudiants trouvent cool de s’inquiéter de cette question. » (p. 466) Et s’il devenait évident que la seule façon qu’a l’homme de protéger les ressources naturelles est de cesser de se reproduire ? Sujet sensible, s’il en est et l’auteur se garde bien de répondre définitivement à la question.
La narration de Freedom navigue sur le fil temporel : prétéritions et effets dilatoires donnent au texte une grande densité sans jamais le rendre étouffant. Le récit autobiographique de Patty éclaire les silences et remet les vérités en place, mais il ne prend toute son ampleur et sa puissance qu’avec la suite de l’histoire, plusieurs années après la confession écrite de l’épouse pas si parfaite. « Elle était tombée amoureuse du seul homme au monde qui aimait Walter et qui désirait le protégeait autant qu’elle. » (p. 229) Les personnages sont brillamment complexes sans être jamais confus et leur grande force est de se réinventer sous la plume d’un auteur qui les aime en dépit de leurs défauts. Quant au lecteur, il aime les personnages précisément parce qu’ils ont des défauts. Patty est follement compétitive et vraiment dépressive. Walter est pathologiquement gentil et résolument compatissant. Richard est foncièrement agaçant et profondément cynique. Joey est définitivement républicain et éternellement irrésolu. Et pourtant, aucun d’eux n’est jamais un archétype ou un monstre.
Vous êtes libres de ne pas me croire sur parole, mais Freedom est vraiment un excellent roman.