Dans les années 1910, dans le Fond, le quartier noir de Medaillion, Ohio, Nel et Sula partagent une amitié solide et intense. « C’était des petites filles solitaires dont l’isolement était si profond qu’il les enivrait et les précipitait dans des visions en technicolor incluant toujours une présence, quelqu’un qui, à l’égal de celle qui rêvait, partageait les délices de ce rêve. » (p. 60) Hélas, la vie va éloigner les deux inséparables : Nel choisit le mariage et la vie de famille, Sula veut le plaisir et la liberté, jamais les attaches. « Sula apprenait que le sexe était quelque chose d’agréable et de fréquent, mais sans rien d’extraordinaire. » (p. 52) Quand elle revient à Medaillion, des années trop tard, tout a changé et personne ne veut d’une négresse indépendante et fière, même pas Nel. « Je ne veux avoir personne d’autre. Je veux m’avoir, moi. » (p. 102) C’est alors toute une ville qui fait front contre un individu, toute une ville qui se fond dans une haine aigre et hypocrite. Les revendications de Sula étaient vouées à l’échec, elles étaient trop belles pour ne pas être lancées à la face du monde.
L’Amérique profonde, le début du 20e siècle et son racisme : cet univers n’était déjà pas fait pas pour les femmes, encore moins pour les femmes noires. Le passage de l’amitié d’enfance à l’affrontement de femmes est explosif : au détour d’une phrase, la rupture est consommée et les deux amies de jadis sont désormais rivales. Je suis sous le charme de la beauté des dialogues, riche d’une oralité musicale et rythmée comme un vieux gospel. Toni Morrison peint un superbe portrait de femme, mais elle crée également des personnages secondaires qui mériteraient qu’on leur consacre des romans. Je ne cite que Shadrack, inventeur de la journée internationale du suicide, et Eva Peace, unijambiste pour qui la fin justifie les moyens. Sula confirme mon admiration pour Toni Morrison et sa plume belle et exigeante.