Jean et Paul sont jumeaux. Ils se ressemblent tant que tout le monde a pris l’habitude de les appeler Jean-Paul. Fusionnels comme le sont souvent les couples de jumeaux identiques, Jean et Paul, les frères-pareils, avancent doucement dans l’existence. Mais la vie et les expériences vont peu à peu les séparer. Paul voudrait garder le couple uni et préserver la bulle gémellaire alors que Jean ne rêve que d’explorer et de s’ouvrir aux autres et au monde. « J’étais préposé à la garde de la cellule gémellaire. J’ai failli à ma vocation. Tu as fui une symbiose qui n’était pas amour, mais oppression. Les sans-pareils te faisaient des signes pour te séduire. » (p. 197) Quand les fiançailles de Jean échouent, ce dernier part à travers le monde, talonné par son frère qui fait enfin l’expérience de l’unicité et de la solitude, tout en comprenant l’ubiquité : lui et Jean sont pareils, mais en deux endroits différents. La rupture est enfin consommée. « Que la gémellité dépariée entraîne cette fausse ubiquité qu’est le voyage autour du monde, je ne le sais que trop – et je ne saurais dire où ni quand s’arrêtera mon voyage ? » (p. 512)
Une autre figure éclate tel un météore, celle de l’oncle de Jean et Paul. Alexandre est un homosexuel épanoui qui se surnomme le dandy des gadoues. Directeur d’une usine de traitement des ordures ménagères, il va d’une décharge à l’autre, superbe et fier au milieu de la crasse. Il y a un raffinement mystique et sexuel, une alliance du sublime et du prosaïque dans le portrait qui est donné des jumeaux et de l’homosexuel, le second rejoignant les premiers dans sa quête de son pareil, de celui qui lui ressemble. « Le couple homosexuel s’efforce de former une cellule gémellaire, mais avec des éléments sans-pareils, c’est-à-dire en contrefaçon. […] Il cherche en gémissant le frère-pareil avec lequel il s’enfermera dans une étreinte sans fin. » (p. 387)
Michel Tournier se livre à une ambitieuse réflexion sur le couple, ou comment être deux en un ou un en deux. « Quand on a connu l’intimité gémellaire, toute autre intimité ne peut être ressentie que comme une dégoûtante promiscuité. » (p. 265) Le cocon gémellaire doit éclater pour que les jumeaux ne s’asphyxient pas. Bénie et tendre pour les enfants, la gémellité est aussi monstruosité en ce qu’elle oppose des doubles confondus qui luttent pour s’identifier en tant qu’individus. Les jumeaux, ce sont une autre forme de l’hermaphrodite : dans le cas de Jean et Paul, le couple se déchire et lutte contre sa complétude pour retrouver son individualité.
Michel Tournier pourrait être un père de l’Église tant son discours religieux et théologique est profond et mystique, mais ce serait un père iconoclaste et subversif, un père qui abat les dogmes, ou plutôt qui les remodèle à l’image d’une société qui a évolué depuis les rois mages. « Je reste chrétien, bien que converti sans réserve à l’Esprit, afin que le souffle sacré ne balaie pas les horizons lointains sans s’être auparavant chargé des semences et des humeurs en traversant le corps du Bien-Aimé. L’Esprit avant de devenir lumière doit se faire chaleur. Alors il atteint son plus haut degré de rayonnement et de pénétration. » (p. 161) Prise telle quelle, cette citation est une merveille de dévotion, mais en lisant entre les lignes, on ressent surtout le chant d’amour d’un homme à un autre homme.
Ce roman est plein d’un lexique riche et complexe, savant dans tous les domaines : pour dire le monde et le représenter, il faut nommer les choses précisément. Et pour dire l’amour, Michel Tournier sait qu’il faut faire un effort incroyable pour éviter les banalités et les écueils du romantisme mièvre. « Rien n’est retenu, tout est donné et pourtant rien n’est perdu, tout est gardé, dans un admirable équilibre entre l’autre et le même. Aimer son prochain comme soi-même ? Cette impossible gageure exprime le fond de notre cœur et la loi de ses battements. » (p. 198 & 199) Là encore, il excelle à exprimer le plus beau des sentiments avec les plus belles des images. Et quand il parle du corps et de sexualité, jamais il ne se laisse prendre au piège du graveleux. « Le sexe, la main, le cerveau. Trio magique. Entre le sexe et le cerveau, les mains, organes mixtes, intermédiaires, petites savantes de l’un et de l’autre, caressant pour le compte du sexe, écrivent sous la dictée du cerveau. » (p. 88) Toujours, tout est magnifié sous la plume de cet auteur.
On croise certaines figures d’autres romans de Michel Tournier. Sans être jamais nommé, Abel Tiffauges, l’ogre du Roi des Aulnes, saisit Jean dans une scène à la fois christique et horrifique. Il est aussi question du Robinson de Vendredi ou les limbes du Pacifique. Pour explorer un autre traitement de la gémellité comme complétude infinie et monstruosité, je vous conseille Le livre des nuits de Sylvie Germain qui regorge de naissances multiples.