À la suite d’un bombardement aux allures de cataclysme, un porcelet survit tant bien que mal dans une nature plutôt hostile. Il trouve des nourrices occasionnelles que la mort lui ravit rapidement. « Pour tout vivant, avoir un corps familier, bienveillant, contre soi, est rassurant. » (p. 16) Le petit cochon apprend très vite qu’il doit se méfier de l’homme, vivre loin de lui et profiter de chaque instant. « Le goret aime à paresser, à ruminer la jouissance d’être en vie, d’appartenir à la terre, de respirer l’espace, de faire peau avec les éléments, chair avec le monde. » (p. 24) Et voilà qu’une nuit, le jeune cochon se transforme et devient homme. « Il ignore tout autant où il est, ce qu’il est, ce qu’il fait. Il avance dans un monde soudain frappé d’extrême étrangeté. » (p. 37) Il faut maintenant intégrer le monde des hommes, se plier à leurs pratiques, adopter leur langage et leurs comportements. Nommé Babel par la communauté qui l’a recueilli, il apprend à devenir un homme et à faire reculer l’animal qui est en lui. « Il lui faut compenser l’amenuisement de son odorat en s’emparant du langage comme d’un instrument d’exploration des choses et des gens, en faire une faculté de perception, un sixième sens qui ramasse et concentre les cinq autres. Une arme pour comprendre tout ce qui se dit, et ce qui se trame dans ces dires. […] Nommer pour prendre à son tour la parole et tenter de survivre parmi ses congénères si imprévisibles, déconcertants, comme il le devient de plus en plus à lui-même… » (p. 65) Babel rencontre des humains meilleurs que d’autres, plus ouverts, plus amicaux et qui ne connaissent pas la haine. À la table des hommes, il y a à boire et à manger : encore faut-il apprendre à reconnaître les mets qui nourrissent et ceux qui assoiffent, les convives de bonne compagnie et ceux qu’il vaut mieux éviter.
Encore un très beau roman de Sylvie Germain, cette auteure qui n’en finit pas de me ravir et de m’émerveiller. En parlant d’animaux, elle parle d’humanité et d’amour. La nature n’est jamais loin dans ce roman, comme la corneille amie de Babel qui se pose sur l’épaule ou comme les fleurs qui décorent les tables et les sépultures. « Il faut bien ruser avec le chagrin fou de la séparation. Et il faut vaille que vaille essayer de sauvegarder une capacité d’émerveillement devant le monde, et d’amitié entre humains. » (p. 179) Pétri de réalisme magique et d’histoire contemporaine tragique, ce roman m’a beaucoup rappelé Le livre des nuits, chef-d’œuvre de Sylvie Germain. Il n’est pas toujours aisé de se reconnaître humain et d’accepter cette condition d’où sourd trop souvent une cruauté intarissable. « Certains jours, en prenant connaissance de l’actualité ou de bas faits du passé, il ressent une honte cuisante d’appartenir à l’espèce humaine. La plus féroce des bêtes sauvages paraît inoffensive en comparaison, sa nuisance reste limitée et dénuée de calcul, et d’orgueil et de duplicité. » (p. 151)