Ce que je sais de Vera Candida

Roman de Véronique Ovaldé.

Après avoir été la meilleure prostituée de l’île de Vatapuna, Rosa Bustamente a rangé ses charmes pour devenir la meilleure pêcheuse de poissons volants. L’arrivée de Jéronimo, homme au passé louche et aux capacités amoureuses défaillantes, sonne le glas de la tranquillité de Rosa. Elle tombe enceinte de Violette. L’enfant, d’abord lente et muette, grandit en devenant une terrible bavarde et une belle débauchée. C’est sans surprise qu’elle tombe enceinte à quinze ans, probablement du fils du maire. Rosa constate rapidement l’incapacité de sa fille à élever son enfant. « Rosa Bustamente fut une grand-mère formidable » (p. 74), élevant Vera Candida à grand renfort d’aphorismes et de conseils avisés. Étrange répétition de l’histoire, Vera Candida devient aussi mère à quinze ans. Décidée à échapper au sort malheureux de ses aïeules, elle quitte Vatapuna pour Lahomeria, et décide d’élever sa fille, Monica Rose, sans jamais lui révéler le nom de son père, pour effacer toute trace du passé. A Lahomeria, elle trouve refuge dans le Palais des Morues, une maison tenue par Mme Gudrun Kaufman, qui recueille les filles-mères sans foyer. Vera Candida ne veut pas qu’on la remarque, et c’est bien malgré elle qu’elle attire l’attention de Hyeronimus Itxaga, un journaliste qui dévoile le passé nazi de l’époux défunt de Mme Kaufman. Itxaga et Vera Candida vivent longtemps un amour solide qui sauve la jeune femme des démons de son passé. Mais pour Vera Candida, la route ne s’arrête que quand elle accepte de les affronter, et de revenir sur les lieux de son enfance.

Amérique latine, terre d’exotisme, de force et de mystère. Terre de violence aussi, de hiératisme poussiéreux où tout ne change que pour revenir à l’identique. La fatalité et l’atavisme sont la norme pour Rosa et Vera Candida. Vera Candida, celle qui est vraiment blanche, porte en elle une tâche secrète dont elle ne révèle l’origine qu’à la toute fin. Le personnage gagne en épaisseur à chaque page, jusqu’à devenir un personnage supra-littéraire. Dès les premières lignes qui parlent d’elle, « Vera Candida a ce genre de regard, c’est comme un muscle de son visage qui se serait crispé, une malformation congénitale, impossible d’avoir l’air doux et attendri » (p.11), le visage de Frida Kahlo s’est imposé comme représentation de ce personnage féminin hors du commun: femme superbe mais brisée, force de la nature stoppée en plein mouvement.

J’aime que les personnages secondaires aient leur propre histoire, qu’ils dépassent leur fonction initiale d’adjuvant ou d’opposant pour mener au sein du texte une existence indépendante, pour devenir les protagonistes d’une nouvelle histoire. Itxaga est un personnage remarquablement écrit. Il est d’abord le chevalier blanc, redresseur de torts et défenseur de la liberté brandie en étendard. Il devient, l’espace de quelques pages, l’incarnation des victimes des dictatures et des systèmes répressifs. Le récit qui est fait des mauvais traitements qu’on lui inflige est digne des meilleurs apologues et contes philosophiques, dans la veine du Candide de Voltaire. « Ils ramenèrent Itxaga chez lui trois jours plus tard. Il lui manquait dix dents et un doigt (l’auriculaire de la main gauche qui ne sert somme toute pas à grand-chose – parfois ils étaient plus désagréables, ils vous laissaient repartir sans pouce.) Officiellement, il avait dégringolé les escaliers des locaux de la Capa et s’était brisé le doigt sous une meule – il y avait une meule dans la cour de la Capa […], il y avait aussi un piquet au milieu de la dite cour, et parfois vous pouviez attraper des insolations à force de rester à vous faire bronzer trop près de ce piquet. […] Les types de la Capa avaient essayé pendant trois jours de lui mettre l’assassinat de la vieille Gudrun Kaufman sur le dos, et de lui faire signer des aveux. […] Itxaga avait tenu bon. Tout simplement parce qu’il n’avait pas compris pendant un bon moment ce qu’on voulait lui faire avouer. Quand il avait enfin compris, il n’avait déjà plus ses dents ni son doigt, alors il s’était réfugié quelque part dans un tout petit endroit de son corps, serré en boule, et il avait attendu que ça passe. […] La Capa avait épousseté Itxaga, lui avait présenté des excuses, donné l’adresse d’un bon dentiste, l’avait délicatement menacé pour qu’il ne porte pas plainte et l’avait fait raccompagner chez lui […]. » (p. 165 et 166) Impossible de ne pas rire jaune et crispé, surtout quand il s’agit de se justifier, un peu plus loin: « Elle lui demanda enfin comme il avait perdu son doigt. Il lui dit quelque chose comme, J’ai fait du bricolage. Elle haussa les sourcils, Et la balafre, c’est aussi le bricolage? » (p. 198)

Avec finesse, l’auteur dévoile un autre tenant de l’histoire latino-américaine, à savoir comment le continent est devenu le refuge de certains officiers nazis à la fin du second conflit mondial. Cet aspect historique ancre le récit dans une réalité que l’on a, par ailleurs, bien du mal à fixer, tant le sujet de l’histoire tend à se confondre avec l’universel. Que lit-on ici, si ce n’est l’histoire de la femme en général, de son enfance à sa mort? Que lit-on, si ce n’est l’éternelle et désespérante marche du monde? Thème déjà bien éculé, mais l’auteure fait preuve de génie en déclinant le personnage féminin au travers des trois âges qui le compose. Violette a peu d’importance, elle est un maillon obligatoire mais éphémère, la jeunesse fugace dont on ne sait que faire. Vera Candida en femme accomplie et Rosa en vieille avertie sont des incarnations sublimes des deux plus importantes facettes de la vie des femmes.

Le récit file à toute allure. Ébouriffant, le texte sait aussi être impertinent à force d’effets dilatoires. Le prologue/épilogue rend avide, immédiatement. Et le titre ? Qui sait quoi de Vera Candida ? Qui donc nous raconte cette histoire ? Où est le narrateur ? Est-ce l’auteure, humblement qui nous livre sa création en l’état, non achevée ? Est-ce un biographe anonyme qui a retourné le passé ? Est-ce moi, lectrice, qui glane au fil des pages des indices et des semi-vérités ? Voilà bien le premier et le dernier mystère de ce livre étourdissant.

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