Corky

Roman de Joyce Carol Oates.

Le soir de Noël 1959, Timothy Corcoran est assassiné devant chez lui. Son fils est le seul témoin, mais il n’a aucune certitude sur ce qu’il a vu. Cependant, il n’oubliera jamais le cadavre étendu dans la neige et sa mère qui hurle dans l’entrée de la maison désormais glaciale. « Jerome Corcoran se rappellerait toujours que rien de ce qui est n’a le pouvoir d’évoquer ce qui était. » (p. 27) En 1992, le gamin a bien grandi et il a fait son trou à Union City. À 43 ans, il est un homme qui compte et un homme sur qui et avec qui compter. « Jerome Andrew Corcoran, démocrate, membre du conseil municipal, homme d’affaires, un type populaire ‘Corky’. […] Pèse dans les deux millions de dollars. Peut-être plus ? » (p. 50 & 51), Mais tout semble se détraquer : un contrôle fiscal lui tombe dessus, sa maîtresse lui fait une infidélité impardonnable, une amie de sa belle-fille s’est suicidée et cette dernière est introuvable, il a un sérieux problème avec l’alcool et certains de ses investissements semblent douteux. Mais il en faut plus pour abattre Corky !« Lorsqu’on hait sa vie, on devient haïssable. C’est pour cela que Corky est aussi optimiste. À quoi bon, sinon ? » (p. 55)

Corky, c’est plus qu’un personnage, c’est un être aux multiples visages, aussi fascinant qu’inquiétant. « Il a la réputation d’être le gars le plus sympa d’Union City, quand on ne le contrarie pas. » (p. 68) Il passe de l’extase à la rage en un instant. Il est toujours dans le contrôle, d’autant plus quand il est en situation périlleuse, et toujours dans le mouvement, bien que perpétuellement en retard. Corky court après le temps comme il court après l’argent et le plaisir. « Corky peut accepter qu’on ne lui fasse pas confiance, mais ne pas être aimé… c’est dur. » (p. 447) Jouisseur infatigable, débordant de désir pour les femmes, toutes les femmes, même celles qu’il ne devrait pas regarder, comme sa belle-fille, Corky a un rapport trouble à la féminité et à la séduction, partagé entre l’envie de dominer et celle de se laisser dominer. Mais comme il le dit souvent, la vie, c’est baiser ou être baisé, et Corky n’aime pas qu’on prenne l’avantage sur lui. « Il ne peut être blessé que par les gens qu’il aime alors bien sûr il veille à ne pas en aimer beaucoup maintenant qu’il est adulte et maître de son sort. » (p. 98) Souvent traversé de vieux sentiments d’humiliation et de colère, Corky cherche sans cesse à prouver ou à se prouver qu’il a réussi, qu’il a gagné sa place parmi les élites d’Union City. Généreux à l’extrême, Corky aime autant gagner que dépenser l’argent, mais il choisit auprès de qui. « Quiconque attend quelque chose de Corky Corcoran, Corky n’a pas une minute à lui consacrer. » (p. 161)

Les 700 pages du roman se déploient sur le week-end du Memorial Day : en quatre jours, tout bascule dans la vie de Corky. « Pourquoi Corky Corcoran agit-il sur des coups de tête extravagants comme il le fait, à croire que c’est un autre homme qui prend ces décisions, oui, mais Corky est cet homme… n’est-ce pas ? » (p. 384) Il subit revers sur revers: atteinte à son autorité, à sa virilité, à sa situation sociale et à sa position politique. Rattrapé par le spectre terrifiant de la solitude, de la vieillesse et de la mort, Corky perd pied. « Corky sanglote. Corky a une peur mortelle que personne ne s’occupe de lui. » (p. 531) La tension monte progressivement, implacablement, et l’on sent, l’on sait que ça va mal finir pour Corky. Comment pourrait-il en être autrement ? « On vit et on meurt et on ne comprend jamais d’où on vient sans parler d’où on va, ni pourquoi. » (p. 700) Corky est le point de mire de tous les regards et le centre de toutes les rencontres. Chaque chapitre est consacré à sa relation avec une personne précise. Et chaque rencontre le laisse plus seul et plus affaibli que la précédente.

Dans cet épais et dense roman, il est aussi question des Noirs américains et des Irlandais qui sont les nègres du monde anglo-saxon, de viol, de scandale politique, d’armes à feu et d’adultère. Et de tant d’autres choses. Corky a été une lecture au long cours : il est difficile de lire ce texte d’un coup, sous peine d’étouffer dans l’étreinte puissante de Corky. Aucun doute, ce personnage me restera longtemps à l’esprit. Il y a longtemps que Joyce Carol Oates ne m’avait pas autant enchantée.

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