Carthage

Roman de Joyce Carol Oates.

Dans la famille Mayfield, Juliet est la jolie fille et Cressida la fille intelligente. Cette répartition des rôles semble convenir à tout le monde. Jusqu’au jour où Cressida disparaît dans la réserve de la Nautauga. En dépit des recherches dans la forêt, on ne retrouve pas la jeune fille. Zeno, son père, refuse de croire au pire. « Une personne disparue ne peut pas être morte. Car un mort n’est pas vraiment une personne disparue, même si le corps n’a pas été découvert. » (p. 163) Hélas, des mois après la disparition de Cressida, quand Brett Kincaid, l’ancien fiancé de Juliet, vétéran d’Irak, avoue le meurtre, tous les espoirs sont brisés. Chez les Mayfield, il n’y a que la mère, Arlette, pour pardonner. Six ans après, une jeune femme décide de retourner chez les siens, lourde de honte et de chagrin. « Je ne suis pas vraiment censée être en vie : tout cela est posthume. » (p. 208) Ce retour sera-t-il la fin du deuil ? Comment pardonner l’abandon, la démolition d’une famille et la trahison ? Comment rendre sa place à la personne qui n’en voulait plus ? « Elle avait payé pour ces erreurs. (Était-ce si sûr ?) Mais malgré tout, on n’est jamais entièrement quitte d’une faute qui concerne autrui. » (p. 236)

Dans un drame antique comme Antigone, version d’Anouilh, Cressida serait la noiraude, la petite, la sauvage. Celle qui ne trouve pas sa place au sein de sa famille et qui envie la lumineuse identité de sa sœur. Enfant à vif, artiste, autiste peut-être, Cressida est une minuscule personne aux sentiments violents, si persuadée de son insignifiance qu’elle est capable de déchaîner des cataclysmes pour se sentir vibrer. « Elle commençait à se demander si sa conduite n’avait pas été une forme de vengeance primitive, pour punir les seins de ne pas l’avoir aimée. » (p. 286) Je me reconnais énormément dans cette fille convaincue de ne pas être aimable, ni digne d’affection. Cressida, mouton noir ou enfant prodigue ? À chercher sa place parmi les siens, elle se perd et tourne en rond jusqu’à l’affolement, comme l’aiguille d’une boussole qui aurait perdu le nord. « J’ai la force de vous aimer parce que vous ne voulez pas de mon amour. » (p. 251) Longs et pénibles sont le chemin de croix et la pénitence de Cressida.

Les personnages secondaires sont traités avec intensité et profondeur. La longue complainte du père, en filigrane, est à la mesure de son amour pour les trois femmes de son existence, brisées par le même homme, Brett. « Tout le monde à Carthage dit que le caporal Kincaid est un type bien, un bon Américain bousillé par l’ennemi irakien : ce n’est pas de ta faute, caporal. Personne ne te jettera la pierre, ou quasiment. » (p. 129) Le jeune caporal, déjà brisé par la guerre, est la victime expiatoire d’un drame qui le dépasse. Juliet est la personne qui m’a le moins touchée. À force d’être présentée comme la jolie fille, la fille douce, la fille facile à aimer, elle m’est apparue superficielle et négligeable. C’est sans doute une mauvaise interprétation, surtout au regard de sa dernière intervention.

Les chapitres sont longs, denses et portés par les points de vue ou les voix des différents protagonistes. La focale se déplace sans cesse et l’on saisit ainsi toute l’ampleur du drame que constitue la disparition de Cressida. Il y a une longue description du couloir de la mort, métaphore d’un terrible voyage aller et retour des enfers. Carthage est une magnifique histoire de famille, d’amour et de haine, de pardon et de résurrection, avec une fin qui reste à construire.

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