Le lambeau

Témoignage de Philippe Lançon.

Philippe Lançon est un des survivants de la tuerie du 7 janvier 2015 qui a ravagé la rédaction et le personnel du journal Charlie Hebdo. Parce qu’il a préféré assister à la première conférence de rédaction de l’année au lieu d’aller directement chez Libération, mais aussi parce qu’il s’est arrêté dans un bureau pour parler de jazz au lieu de repartir immédiatement après la réunion, il a frôlé la mort et a perdu – outre des amis – sa mâchoire. « Désormais, toute parole, toute phrase me faisait sentir son prix. Ma mâchoire détruite avait une gueule de métaphore et ce n’était pas plus mal comme ça. » (p. 143) Philippe Lançon était sur le point de s’installer pour six mois à New York pour enseigner à Princeton et retrouver Gabriela. Désormais, tout est suspendu à cette mâchoire décrochée. Commence le long ballet des infirmières et des soignants, sous la surveillance ininterrompue des policiers qui gardent la chambre et filtrent les entrées. Après de nombreuses opérations et d’aussi nombreuses complications, Philippe Lançon retrouve un visage entier et réapprend à parler et à manger. Gueule cassée d’une guerre sans tranchée, il reprend l’écriture d’articles pour les deux journaux qui l’emploient. « Écrire, c’était protester, mais c’était aussi, déjà, accepter. » (p. 92) Après des mois à l’hôpital, entre les murs d’une chambre dont il a fait son cocon, il doit aussi réapprendre à vivre dehors, à sortir, à prendre le métro, à aller au théâtre. Sans trembler et en ignorant les regards. « L’irruption de la violence nue isole du monde et des autres celui qui la subit. » (p. 59)

Puissant et pudique, sans fard, mais sans voyeurisme, ce récit médical porte un éclairage nouveau sur l’après Charlie Hebdo, du point de vue original d’un journaliste devenu sujet de l’actualité. « La chirurgie est un livre qui n’en finit pas. » (p. 181) Dans La légèreté, Catherine Meurisse raconte ce qu’il en est pour ceux qui ont par hasard échappé à l’horreur. Philippe Lançon met des mots sur ce qu’il en est pour ceux qui l’ont éprouvé au plus profond de leur chair. « Je n’éprouve que peu de bonheur à être là, et, contrairement à certains de mes amis de Charlie, qui n’ont pas été blessés, aucune culpabilité à avoir survécu. » (p. 222) Ces deux œuvres se complètent, tant par leur propos que par leur forme : du dessin au texte, de la rescapée au miraculé, le tableau général gagne en profondeur à mesure que les témoignages se croisent, se répondent, se heurtent. Et même si tous échouent en quelque sorte à comprendre l’atrocité, tous clament l’absolue nécessité de continuer à vivre pour faire la nique aux censeurs. « Toute censure est bien une forme extrême et paranoïaque de critique. La forme la plus extrême ne pouvait être exercée que par des ignorants ou des illettrés, c’était dans l’ordre des choses, et c’était exactement ce qui venait d’avoir lieu : nous avions été victimes des censeurs les plus efficaces, ceux qui liquident tout sans avoir rien lu. » (p. 68)

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