Femme qui court

Roman de Gérard de Cortanze.

« Un élément la troublait et l’émouvait. Les disciplines où elle se sentait le mieux étaient celles qui requéraient une puissance presque surhumaine et de violents efforts. C’étaient cette violence et cette puissance qui menaient à une jouissance telle que parfois elle sentait les larmes couler sur ses joues ou que, lorsqu’elle était certaine de ne pas être entendue, elle poussait un cri de bête traquée qui la conduisait au bord de l’évanouissement. » (p. 33 & 34) Depuis son enfance, Violette Morris a toujours eu énormément d’énergie à brûler. C’est par le sport qu’elle évacue ce trop-plein et se dépasse. « Je sens en moi une violence terrible qui m’envahit, incontrôlable. » (p. 19) Au pensionnat, elle s’illustre parmi les jeunes filles les plus vigoureuses et les plus endurantes. Avec son amie Sarah, elle découvre la force que l’on peut tirer d’un jeune corps, mais subit également un traumatisme qui la suivra toute sa vie. « Un jour je tuerai un homme, il faudra que je tue un homme, ne serait-ce que pour me venger de celui-là. Un homme qui paiera pour tous les autres. » (p. 19) Adulte, elle est la seule femme dans des compétitions masculines, et elle se paye souvent le luxe de finir sur le podium. Ses exploits lui valent une reconnaissance internationale, mais sa vie privée ne laisse pas de choquer. « Heureusement pour Sarah et Violette, leur inconduite était contrebalancée par leurs performances sportives. Elles étaient homosexuelles, mais après tout, elles rapportaient à la France des médailles, des victoires. » (p. 156) Violette s’essaie au mariage, mais c’est un fiasco, et elle décide finalement de vivre libre. Elle séduit Joséphine Baker, Yvonne de Bray et ne s’empêche pas d’ouvrir son lit aux femmes qu’elle croise. Elle boit, elle parle fort, elle vit tout simplement, refusant d’entrer dans le carcan des stéréotypes de genre. Pendant la Première Guerre mondiale, elle conduit une ambulance à l’arrière du front, mais pendant la Deuxième Guerre mondiale, pour des raisons qui restent troubles, elle travaille pour l’Allemagne nazie. Sa mort, violente et inexpliquée, achève une existence aussi flamboyante que tonitruante.

Violette Morris a existé et s’est frottée à bien des sports : haltérophilie, natation, boxe, course, lancer de javelot, cyclisme, football, course automobile, etc. Scandaleuse amazone moderne, la poitrine reniée, portant pantalon et cheveux courts, elle refusait de se conformer à l’image de la « vraie » femme qu’on voulait lui imposer, fine et charmante, mère et réservée. « Une femme qui court, avec tout qui ballotte, de la gelée, les bras nus, flasques, un phoque, quoi. Et la poitrine, qu’est-ce que tu fais de la poitrine ? C’est répugnant. » (p. 53) Violette était grande-gueule, droite dans ses bottes, à la tête de son garage, sur sa péniche ou sur les planches d’un cabaret. Avec son roman historique, Gérard de Cortanze ne propose pas une biographie, mais un portrait qui, au-delà de Violette Morris, célèbre le courage des femmes qui osent dépasser la condition à laquelle la société patriarcale voudrait les réduire. Sans Violette, le sport féminin aurait fini par s’imposer, mais les coups d’éclat de l’athlète française, ses sorties de route et sa constante rébellion ont sans conteste accéléré le processus. Violette Morris courait trop vite pour son temps, mais plutôt que de dépasser ce dernier, elle l’a devancé pour mieux lui ouvrir la voie et lui transmettre le relais de la diversité. Le personnage est controversé, c’est certain, mais ce ne sont pas les tièdes qui mènent les révolutions. Féministe en short et chaussures de sport, Violette Morris a énormément apporté à la libération de la femme.

Hélas, je reproche au roman une tendance à l’énumération systématique. Inventaire lassant des sports pratiqués par l’athlète, des femmes aimées par la lesbienne, des coups de griffe portés au contrat social. En outre, si le roman se lit facilement, cela tient sans doute à un style plat, voire monotone, qui est en inadéquation totale avec la flamboyance du personnage présenté. Il y a de belles phrases, mais pour courir à la même hauteur que Violette Morris, Gérard de Cortanze aurait gagné à injecter plus d’emphase et de profondeur dans son encrier.

Lu dans le cadre du prix Sport Scriptum.

*****

Pour contrebalancer mon avis en demi-teinte, j’accueille maintenant Théo Troude, étudiant en journalisme à l’ESJ Lille, filière sport. J’ai fait sa connaissance dans le train qui nous menait à Boulogne-Billancourt, pour participer au jury du prix Sport Scriptum dont nous étions tous deux membres. Théo représentait sa promotion : je lui laisse la parole sur ce livre, qu’il a bien plus apprécié que je ne l’ai fait. Et il a des choses à dire ! Lisez-le jusqu’au bout, son papier en vaut la peine ! Il est clair, bien argumenté et passionné. Avec une plume pareille, Théo a tout pour devenir un grand journaliste sportif, et pourquoi pas un critique littéraire de livres parlant du sport…

Pour la quatrième année consécutive, le Prix Sport Scriptum a accueilli au sein de son jury un étudiant de L’École Supérieure de Journalisme de Lille. Ou, pour être plus précis, un membre de la Licence Pro journalisme de sport. Logique pour élire le livre de sport de l’année… Notre mission, puisque nous l’avons acceptée, lire puis défendre une œuvre devant des représentants de l’école. J’ai ainsi eu la chance d’être choisi pour rejoindre Paris et cette prestigieuse réunion. Avec l’intime conviction de défendre Femme qui court de Gérard de Cortanze.

Pourquoi ? Parce que ce livre m’a surpris, appris, ému. Pourtant, je désirais lire Zidane de Fred Hermel, car bêtement… on veut ce que l’on connait déjà. Sur le bureau de la salle 42 de l’ESJ, deux exemplaires de chacun des six livres sélectionnés avaient été disposés. Nous sommes quinze, donc forcément, la ruée vers l’or a débuté. Mais très vite, grande surprise : il ne restait que Femme qui court de Gérard de Cortanze. Je ne savais pas à quoi m’attendre, je ne connaissais pas du tout Violette Morris, encore moins son histoire. Et finalement, quel bonheur. Je suis tombé amoureux de ce livre. Sublime dans l’écriture de son auteur, Prix Renaudot pour Assam. Mais ce n’est évidemment pas la seule cause de mon émoi.

Le premier point fort du livre : c’est l’incroyable existence de Violette Morris. Un personnage aux mille facettes envoûtantes. L’histoire d’une sportive qui s’est toujours battue pour faire reconnaître que « oui, les femmes ont le droit de faire du sport ». Une athlète qui a connu son apogée dans les années 1920, championne d’athlétisme, de cyclisme, de natation, de boxe, de football, et même de sports mécaniques… Six sports à la fois, en battant tous les records au passage. Du sport parmi les hommes, et même la guerre avec les hommes, dans les tranchées de Verdun, à ramasser les morts, avant de repartir sur les terrains d’entraînements entre deux combats au nom des droits des femmes. Une personnalité en apparence imperméable, mais tellement rongée, craquelée, faillible. De l’enfer de l’enfance au champ de bataille, en passant par les travées d’un stade, toujours ce même sentiment : celui d’être mal-aimée, humiliée, salie, en restant toujours dans l’incompréhension. La méchanceté de ses parents, puis celle des hommes, du viol dont elle a été victime dans ses premières années en couvent, et pire encore, celle des femmes qui ne l’ont jamais considérée comme l’une des leurs… Bref, Violette Morris dérange.

Et si je commence par parler de l’histoire du livre, c’est parce que ce point est celui qui m’a le plus marqué : c’est un roman historique, comptant plus de 400 pages remplies de références parfaitement documentées. Gérard de Cortanze remercie d’ailleurs 44 sources de son inspiration, des auteurs, historiens, intellectuels parmi lesquels Jean Cocteau, Colette ou encore Françoise Sagan. L’auteur a même eu tellement d’éléments qu’il a pu recréer des dialogues qui plongent en 1910 en quelques mots. Le décor est merveilleusement posé, et au niveau sportif, toutes les compétitions et les temps (au centième près) sont présents. Ainsi, les repères temporels, les parallèles avec l’histoire (celle qu’on note avec un grand H) sont partout. Parmi tant d’autres, l’auteur nous parle d’un insubmersible Titanic alors qu’on revit l’année 1912, ou de guinguettes pour danser la « scottish espagnole » (p. 69). Avant que tout ne dérape à la lecture du nom de l’archiduc François-Ferdinand… C’est un voyage à travers le temps offert au lecteur, à travers la première moitié du XXsiècle, la Première guerre mondiale, jusqu’à Jean Jaurès, Charles de Gaulle, et enfin les soupçons de collaboration active avec l’Allemagne nazie (nous y reviendrons).

Mais surtout, et j’insiste sur le « surtout », à ma grande surprise, c’est un roman en plein cœur de l’actualité du XXIe siècle. Une ode à la femme, à son corps… En totale opposition avec les droits que la société veut bien leur laisser. J’étais par exemple étonné de lire qu’en 1915, la gent féminine s’émancipait, puisque neuf millions de femmes travaillaient. Et pourtant, leur considération demeurait ridicule. Ce roman est une véritable satire de la place des femmes, et en lisant certains passages, je me suis inquiété en constatant que la situation n’avait pas tellement changé… « Parce que c’est toujours comme ça : on tolère les femmes (du temps de la guerre) et après on les remet dans leur boîte. Mais ce ne sera pas toujours comme ça ! » (p. 56) Violette Morris n’a jamais cessé d’y croire.

Et quel courage d’espérer face à certains médecins déclarant que le sport pratiqué sans modération pourrait priver ces dames de leur fonction première, celle d’enfanter. Alors une femme qui court, qui nage, qui bat les hommes à la boxe… Violette Morris faisait en plus tout cela dans l’indifférence la plus totale des médias. Donc ça va de soi, une femme sportive qui ose aimer d’autres femmes… n’en parlons pas. Gérard de Cortanze réussit un superbe tour de passe-passe en choquant presque le lecteur. Violette Morris a dû se marier à un homme pour être tranquille, un homme qui la laisserait libre d’approcher des femmes en toute impunité. Une liberté trouvée dans le déni de sa propre nature. Violette le remarque elle-même, sa situation fait d’elle un monstre moqué, une bête furieuse, une apparence d’homme aux seins proéminents que les passants se plaisent à moquer.

 Et soudain, c’est la découverte. Au fil des pages, je me suis rendu compte que Violette Morris était, sans que personne ne le sache à l’époque, une femme hyper androgyne. La double championne olympique du 800 m, la Sud-Africaine Caster Semenya, n’est pas la première championne critiquée pour trop dominer sa discipline grâce à un avantage naturel. Et dans sa situation, ce n’était pas Sebastian Coe, directeur actuel de World Athletics (la Fédération internationale d’athlétisme) qui s’opposait à elle, mais Pierre de Courbertin. Le baron avait refusé que les femmes participent aux Jeux de 1900, déclarant qu’elles ne seraient au mieux qu’une pâle copie des performances masculines. Mais comme Semenya, Violette n’a jamais perdu espoir. Elle a contribué à la création du premier club féminin, Femina-Sports en 1912, s’est toujours battue pour les femmes. Au fil du récit, on suit l’avancée, la création des premières compétitions. L’auteur nous gratifie même d’une actualité de l’époque côté médias : en 1917, Nathalie Collard devient la première femme journaliste à couvrir un évènement 100 % féminin. Mais comme si cela ne suffisait pas, Violette combattait avec les hommes dans toutes ses disciplines. Elle montait même sur le podium… Quel monstre pensaient certains ! Ce corps montré du doigt alors que la vie vous a fait naitre ainsi.

 Entre Violette et son corps, une grande fierté secrète, et un accent mis dès les premières pages sur la découverte de l’anatomie par la petite fille qui grandit. Puis très vite, les doutes sur les différences trouvées par rapport au corps des autres filles qu’elle trouve d’ailleurs très tôt attirants sous les douches, après les entraînements. La beauté de l’écriture de Gérard de Cortanze retranscrit à merveille cette découverte, remplie d’érotisme dans le choix des mots, et saupoudrée d’une douce pudeur. Le corps sportif est sensuel. J’ai plus qu’apprécié ce romantisme qui envahit le récit de la première à la dernière phrase. Toute cette effervescence est alimentée par la naissance d’une relation pleine d’innocence avec Sarah, l’amour de sa vie. Violette apparaît comme une grande sentimentale. « J’en ai entendu un me dire un jour : « L’amour, ça s’use à en parler, moi je le fais ! ’’ Je ne suis pas d’accord : l’amour s’use à n’en point parler, car l’amour se fait aussi avec des mots ! » (p. 64) Une féerie brisée très vite par le viol commis par le jardinier du couvent. Encore une fois, les mots sont bien choisis, la brutalité infernale de l’acte est racontée d’une manière détournée, centrée sur la psychologie de la victime.

C’est une des forces du livre, la manière dont est montrée l’importance de l’aspect mental des sportifs. On parle de colosses aux pieds d’argile, mais le cerveau et le cœur de la championne étaient les plus friables. Le sport est clairement sa bouée de survie, et j’ai aimé ressentir cette fragilité, qu’on oublie trop souvent quand on regarde les athlètes. Violette Morris se sent même comme « une écrevisse sans carapace ». (p. 75)

Et forcément, le point d’interrogation du livre… c’est son issue. Un doute historique subsiste toujours sur la collaboration ou non de Violette Morris avec la Gestapo, mais Gérard de Cortanze prend le parti de valoriser la sportive jusqu’au bout. Cela peut surprendre, choquer, mais c’est un roman, et ce choix de l’auteur reste dans le prolongement du personnage présenté tout au long du livre. Libre ensuite à chacun de s’informer sur le sujet et de se retrouver confronté à ce dilemme sans solution.

Au niveau de la forme, j’admire la simplicité qu’a Gérard de Cortanze lorsqu’il raconte un exploit sportif. C’est indispensable lorsque l’on cherche à démocratiser le sport : être de plus en plus technique, progressivement. Toute personne, même quelqu’un ne connaissant pas toute la technique sportive, pourrait comprendre son vocabulaire, pour finalement dire la même chose que quelqu’un qui écrirait pour soi-même. Cette simplicité envahit même la guerre, qui est racontée d’une manière innocente, enfantine. Toujours dans la forme, j’ai aimé la diversité des mots choisis, dans les champs lexicaux du corps, du sport, de la guerre, et les figures de style. Un oxymore étonnant par-ci (p. 61), et beaucoup de métaphores par-là. J’ai apprécié la diversité du langage, tantôt soutenu, tantôt courant, tantôt plus que familier : grossier (page 65 notamment). Et enfin, j’ai même appris des mots de vieux français qui plongent encore un peu plus à l’époque du récit. C’était un voyage dans le temps absolument génial.

Violette Morris est une femme qui court au sens propre, mais surtout qui a passé son existence à courir de découverte en découverte, de malheur en malheur. « Violette en conclut, ce qu’elle savait déjà sans doute mais qu’elle se refusait à voir, que la vie c’était ça, un enchaînement ininterrompu, incontrôlable, imprévisible, de bonnes et de mauvaises choses, de petits bonheurs et petits malheurs, comme la mer toujours recommencée, flux, reflux, répétition contre laquelle l’homme ne pouvait rien. » (p. 110&111) Tout est dit.

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