Quatrième de couverture – En 1933, à Leipzig, Gerta Pohorylle ne s’appelle pas encore Gerda Taro. Arrêtée à tort, la jeune juive de Galicie répond avec dédain à la brute nationale-socialiste qui l’interroge, laissant son esprit vagabonder vers ses deux amoureux du moment. Dans la cellule où elle est jetée, son aplomb et son élégance détonnent. D’abord méfiantes, ses codétenues sont vite conquises par la générosité et l’inaltérable joie de vivre de cette jeune fille si libre, audacieuse et séduisante. La personnalité de la future photo-reporter est tout entière dans cette première scène, qui donne le ton du portrait tendre et résolument féministe qu’en cisèle Serge Mestre. Celle dont l’histoire a surtout retenu le tandem qu’elle a formé avec Robert Capa – à Paris où ils se sont rencontrés, puis pendant la guerre civile espagnole –, apparaît, sous la plume complice du romancier, comme une femme singulière, dont le talent, le panache et la modernité firent l’admiration de ses contemporains, parmi lesquels Aragon et José Bergamín. Jusqu’à sa mort absurde à vingt-sept ans – écrasée par un char républicain, elle qui avait tant rêvé de photographier la déroute fasciste –, Gerda Taro a mené sa courte trajectoire comme elle l’entendait : si elle affirmait qu’elle ne serait jamais la femme d’un seul homme, elle a marqué la mémoire de chacun d’une trace lumineuse et indélébile.
L’histoire de Gerda Taro, c’est une fulgurance aussi vive que le flash d’un appareil photo. La jeune femme était inarrêtable, incontrôlable, inaliénable. Entêtée, sensuelle, amoureuse aussi, et surtout libre, toujours. « Je suis très amoureuse de toi, Georg, lui avoue-t-elle en venant s’asseoir tout contre lui, mais je regrette, je ne pourrai jamais devenir la femme d’un homme, et encore moins d’un seul. » (p. 192) Le portrait qu’en fait Serge Mestre est tendre et admiratif. Sous la plume de l’auteur, j’ai découvert une femme qui a tout d’une héroïne de fiction. Mais le personnage est bien réel et son travail récemment redécouvert montre ce que Robert Capa lui doit. Gerda a inventé ce photographe américain, faisant du Hongrois une figure majeure de la presse photographique.
Mais Gerda, c’est aussi une photographe, pas seulement l’ombre de Capa. Et ce qu’elle capture avec son objectif, c’est plus que des scènes de vie, ce sont des allégories. « Un couple qu’on imagine tout récent, jeune femme conservant son fusil en bandoulière, revolver à la ceinture pour le garçon. Les amoureux se tournent vers elle, s’enlacent, s’embrassent pour la photo, pas seulement, ils s’aiment dans cette Espagne qui résiste, entend défendre les droits qu’on veut lui soustraire, ils offrent à Gerda, tandis qu’elle cadre, l’éclat de leur sourire, clic, manivelle pour le réarmement de la pellicule, clic, manivelle, à deux reprises. Les clichés affichent la rangée de leurs dents blanches, l’épais bourrelet des lèvres se frôlant, s’épousant, la bonne humeur, la confiance en la victoire, la foi en l’avenir victorieux. » (p. 160 & 161) Entre l’Espagne et Paris, Gerda porte sa foi en la liberté et sa haine des nationalismes belliqueux. Si le mot « pasionaria » n’existait pas, c’est pour Gerda Taro qu’il aurait fallu l’inventer.
Ouvrage lu dans le cadre du Prix Écrire la photographie, organisé par Place Ronde.