Roman d’Élisabeth Jacquet.
- Alice Quester : 42 ans, célibataire, sans enfant, vie sexuelle décomplexée mais frustrée, traiteur à domicile, une soeur (Dorothée: avocate, mariée à Étienne, trois enfants, un avortement traumatisant), un frère (Loïc: activiste altermondialiste), un voison de palier (Laurent, peintre, marié à Agnès, problèmes de couple), un livre de chevet et de tous les instants : Anna Karénine, lu et relu. Elle vit son quotidien au rythme de sa lecture de l’oeuvre de Tolstoï. Tout est sujet à comparaison, tout est un peu « karéninien »: la préparation d’un buffet à thème, sa relation avec sa soeur et son frère, son célibat parfois douloureux, les courses dans un supermarché bio, etc.
- Neil Larue : bel homme, propriétaire et associé d’une entreprise florissante, une femme (Franca: belle, blonde, distante), un fils (Giovanni: blond, quatre ans), un 4×4 de luxe, impliqué dans un mortel accident de la route, en quête de sens.
- Logiquement, ces deux-là devraient se rencontrer.
Premier agacement dû à la forme: l’auteure est fâchée, brouillée, en guerre contre les virgules. Des phrases de plusieurs lignes enchaînent des idées différentes sans ménager un seul point de repos pour les yeux affolés du lecteur assoiffé, en quête éperdue d’un achoppement que serait une virgule salvatrice.
Alice se prend pour Anna, se rêve en Anna. Constamment, elle compare son existence et celle de ses proches aux personnages du texte de Tolstoï. Et même à la vie de Tolstoï. Au-delà d’une identification aux figures du livre, il y a transfert d’existence. Ce que Léon Tolstoï a vécu ressemble à ce que vit un-tel ou une-telle de l’entourage d’Alice. Les trois existences en viennent à se confondre: « Anna + Tolstoï + moi = même combat! » (p. 189)
Les parallèles entre la vie et le roman ou la vie de l’auteur sont construits avec différentes citations: celles de deux éditions d’Anna Karénine, celle de la biographie de Tolstoï par divers auteurs et notamment Henri Troyat – un compatriote -, celles de la correspondance privée de l’auteur et de ses proches, etc. Ici arrive mon deuxième agacement dû à la forme: aucun extrait ne cite clairement sa source, son ouvrage et encore moins la page! Impossible de faire la différence entre les citations tirées de l’édition Folio de 1972 et celles tirées de l’édition Pléiade de 1951. La traduction n’a donc pas grande importance pour l’auteure? Pas davantage de précision pour les bribes de biographies ni pour les critiques sur l’œuvre de l’auteur. Alleluïa, il y a une bibliographie en page 127, lapidaire, somme toute une simple liste.
Troisième agacement dû la forme: quand l’auteure ne cite pas abusivement des textes qu’elle n’a pas écrit, elle paraphrase éhontément les écrits originaux. On a donc des lignes lapidaires et brouillonnes sur la passion qui unit Anna à son amant. Pour quelqu’un qui n’a pas lu Anna Karénine, cela peut être utile pour suivre les comparaisons qu’Alice effectue, mais pour un lecteur averti, cela reste un massacre en bonne et due forme.
Néanmoins, je reconnais l’énorme travail de recherche effectué par l’auteure. Il lui a fallu farfouiller dans le roman et dans les écrits critiques. Mais pourquoi ne pas citer les sources? Pourquoi ne pas les citer??? Cela relève probablement d’un parti pris tout à fait raisonné de sa part, mais pourquoi ne le partage-t-elle pas avec ses lecteurs? C’est réellement dommage, car ça donne l’impression d’un texte un peu bâclé. Il est certain que l’adjonction de notes en bas de page ou en fin d’ouvrage est un travail fastidieux, mais cela donne une vraie légitimité au roman, un sérieux indiscutable. En prépa, mes profs m’aurait écharpée si j’avais osé laisser traîner une citation sans référence! (Rectification: ils m’ont écharpée…)
Je déplore un recours quasi systématique à la critique biographique, ou beuvisme, d’après le travail critique de Sainte-Beuve. Il s’agit de relire toute l’œuvre d’un auteur à la lueur de sa vie, chaque évènement de l’existence de l’écrivain est jugé déterminant dans ses choix littéraires et productions. Ce n’est pas complètement faux, puisqu’il est évident que Tolstoï s’est inspiré de ses proches pour créer les personnages de son roman et des évènements de sa vie pour alimenter son œuvre. Mais ça ne fait pas tout! Et il est agaçant de voir le personnage d’Alice chercher par tous les moyens à relier telle ligne du texte à tel évènement réel. L’imagination et la part créatrice font quand même beaucoup et tout ne peut pas s’expliquer. Au fil du texte, cette systématisation critique et littéraire est épuisante, parce qu’on perd le fil de l’histoire.
La narration aussi fait perdre haleine. Les premières lignes laissent à penser qu’Alice livre un récit en son nom propre, à l’aide d’une classique et rassurante première personne du singulier. Quelques pages et déjà, c’est l’affolement pour la lectrice rationnelle que je suis: mais qui parle? Alice, oui, par moments, c’est certain. Mais il y a une autre voix, une voix qui parle d’Alice à la troisième personne du singulier. Deux narrateurs, pourquoi pas? Mais pourquoi ne pas dévoiler l’identité du second? Serait-ce Léon Tolstoï, revenu des morts, qui livre sur la vie d’Alice le même genre de considérations qu’elle se permet de faire sur la sienne? Ou Anna Karénine, sortie des limbes, qui fait entendre sa voix sur le « roman » d’Alice Quester? Le narrateur donne une indication, mais cela n’aide pas vraiment: « La couverture du livre qui traîne sur le canapé d’Alice Quester n’a rien à voir avec la mienne, d’une édition plus ancienne: elle représente le tableau d’Ivan Kramskoï, le peintre qui fit également le portrait de Tolstoï au moment où celui-ci écrivait son oeuvre, et peignit ensuite ce portrait en s’inspirant dit-on, du personnage d’Anna. » (p. 198) Les deux narrateurs lisent donc Anna Karénine dans deux éditions différentes, ce que le lecteur a pu constater avec les citations du texte original d’après deux versions différentes. Bon, et après? On n’en saura pas plus sur l’identité de la deuxième voix narratrice.
Je suis une lectrice aux yeux fragiles… Je ne supporte pas le changement inutile, surabondant et injustifié de polices d’écriture. Quand une marque apparaît, elle a droit à un traitement de faveur: hop, une autre police! Quelqu’un parle à la radio? Hop, on change de style! C’est fatigant et agaçant quand ça ne justifie pas vraiment un choix littéraire. Le lecteur n’a pas besoin qu’on le prenne par la main et qu’on balise les discours selon leur émetteur. En fait, si, pour ce texte, il en aurait besoin! Impossible d’identifier le second narrateur, mais que d’effets pour signaler qu’Alice écoute la radio ou ouvre un magazine!
Élisabeth Jacquet enchaîne les poncifs et les banalités sur le roman et la comparaison entre littérature et réalité. Il y a des questionnements rhétoriques que mes profs n’auraient pas reniés et qui auraient fait d’admirables et imbuvables sujets de dissertations. L’auteure croit-elle découvrir les rapports entre roman et vie? Entre personnages et existences? Tout cela n’est que portes ouvertes enfoncées et discussions de comptoir…
La quatrième de couverture annonce qu’Alice va « suivre de près […] cet homme aperçu au volant d’une voiture ou sur les pages people d’un magazine: Neil Larue. » Mouais… Les deux zigotos ne se rencontrent qu’en page 310, alors que le roman se referme page 325. Vous me direz que le roman continue sans le lecteur, et que la trajectoire des personnages est écrite au-delà des mots. Peut-être. Mais il ne faut pas tant annoncer pour donner si peu. Que la rencontre survienne si tard n’est pas ce qui me déplaît: on a appris à connaître Alice et Neil, leurs désirs, leurs névroses, leurs blessures. Mais la quatrième de couverture nous ment, et toutes les pages qui précèdent la rencontre semblent bien longues.
Bref, beaucoup de pourquoi et de questions vaines à la fin de cette lecture. J’ai lu à plusieurs reprises le texte de Léon Tolstoï, le superbe Anna Karénine, sans en faire une référence absolue comme Alice Quester, et j’en garde un poignant souvenir que le texte d’Élisabeth Jacquet n’a pas su faire vibrer. Heureusement, il ne l’a pas non plus ébranlé, et il m’a donné envie de relire l’oeuvre originale. Les classiques, parfois, il n’y a que ça de vrai.