Roman de Michel Tournier.
Le récit s’ouvre sur le naufrage de la Virginie : Robinson Crusoé est sur la plage de l’île qu’il nommera Speranza. D’abord porté par le désir de fuir cette île perdue, il s’acharne à construire un radeau qui n’a de salut que l’idée. Robinson est hanté par « la peur de perdre l’esprit » (p. 23), terrifié par la solitude et le risque de perdre son humanité. Le temps se disloque, les phases de désespoir se succèdent. Il tire de l’épave du bateau des reliques de civilisation qu’il organise pour recréer un monde humain dans un univers purement naturel. Dans un log-book, il consigne ses réflexions solitaires et ses souvenirs. Sans cesse, il lutte contre l’attrait d’une vie fangeuse, dénuée de règles et de respect pour sa personne. Pour combattre les élans de désespoir qui l’étreignent, Robinson rationalise son existence sur l’île : il dénombre, il dessine, il cultive, il thésaurise, il applique à sa solitude le carcan de la vie en société. « Ma victoire, c’est l’ordre moral que je dois imposer à Speranza contre son ordre naturel qui n’est que l’autre nom du désordre absolu. » (p. 50) Robinson s’instaure Gouverneur de l’île, Juge, Pasteur, Général, etc. poussant à l’extrême la folie organisatrice de sa solitude.
Mais son rapport avec Speranza évolue à mesure qu’il la découvre. L’île devient compagne et femme. Robinson s’aventure dans une exploration philosophique, psychologique et ésotérique des lieux. Robinson développe un désir tellurique et végétal et il féconde, de façon quasi mythologique, la terre de Speranza, donnant naissance à des mandragores fabuleuses. Lié indéfectiblement à l’île, il la célèbre en lui dédiant Le Cantique des Cantiques. L’osmose avec Speranza est miraculeuse et se fonde sur un transfert réciproque d’humanité et de nature.
L’univers parfaitement réglé de Robinson est bouleversé quand, en voulant le tuer, il sauve un Indien Araucan destiné à un sacrifice humain. Maintenant accompagné de Vendredi, « un Indien mâtiné de nègre » (p. 148), Robinson croit pouvoir créer une véritable société, fondée sur un rapport de maître à esclave. Mais si Vendredi est reconnaissant et dévoué, il reste inexorablement libre et ne se plie pas au carcan civilisé de l’île administrée. Une catastrophe rend les deux hommes à l’état naturel. Désormais, c’est Vendredi qui enseigne. Robinson découvre un nouvel état d’existence immédiate, libéré de l’humanité policée, vers une existence vouée à la nature, à la libido, au soleil et au vent, « un chemin vers ces limbes intemporelles et peuplées d’innocents où il s’était élevé par étape » (p. 251)
Michel Tournier propose une variante sur le Robinson Crusoé de Daniel Defoe. Ce naufragé d’un nouveau genre, après s’être laissé aller à la nostalgie et à la déréliction, retrace les étapes de la civilisation et les impose à l’île jusqu’à un paroxysme outrancier et grotesque que Vendredi fera voler en éclats. Vendredi n’est plus le bon sauvage qu’il faut éduquer. En détruisant l’ordre économique et moral imposé par Robinson à Speranza, il est devenu le sage qui guide l’homme vers une nouvelle réalité, qui l’initie à un nouvel ordre naturel.
Je me rappelle avoir lu l’œuvre de Defoe avec émerveillement et incrédulité, fascinée par cet homme têtu et intègre qui n’abandonne pas son humanité. Mais l’œuvre de Tournier est autrement plus bouleversante. Ce Robinson est bien plus humain que son prédécesseur : il avoue et vit sa folie, il fait l’expérience des limites de la raison et de la réalité. En se fondant dans la grotte et en fécondant la combe rose, il explore une sexualité nouvelle : seul avec l’île, il n’est pas solitaire, sa perversité végétale est créatrice et l’aide à se détacher des aléas de l’état humain. Assuré d’une descendance, aussi mythologique soit elle, il n’a plus à craindre de disparaître ou de ne jamais quitter Speranza. Sa troisième période d’existence sur l’île, après le désespoir et la rationalisation maladive, est d’une poésie sans égale : entièrement tourné vers le soleil et le vent, Robinson devient un élément tellurique, parfaitement intégré dans la vie sauvage de Speranza.
Voilà un des textes les plus puissants que j’ai lus. La variation de Michel Tournier sur le thème de la robinsonnade est une réussite. Les accents poétiques et philosophiques du texte sont beaux et offrent de quoi méditer. Voilà un livre que je recommande et la postface de Gilles Deleuze est passionnante !