Autobiographie d’Henri Troyat.
La famille Tarassof a fui la Russie bolchévique. Les parents, le jeune Léon, ses aînés Alexandre et Olga, la grand-mère et la gouvernante française arrivent en France. « Nous arrivions, à bout de souffle et d’argent, de la lointaine Russie, après un exode périlleux qui nous avait promenés en zigzag à travers le pays déchiré par la révolution bolchévique. […] Il fallait fuir, passer à l’étranger, perdre sa patrie pour sauver sa peau. » (pp. 7 et 8) À Paris, la famille Tarassof vit chichement, bien loin du faste de sa vie bourgeoise en Russie. « Maman avait raison: il fallait se restreindre sur tout quand on avait choisi de vivre à la française. » (p. 37) Il retrouve le jeune Nikita Voïevodoff, rencontré sur le bateau qui les emmenaient tous loin de la Russie. Les jeunes garçons décident d’écrire un roman d’aventure, intitulé Le fils du satrape, d’après des principes idéalistes: « Si tu veux intéresser, il faut mentir. » (p. 45) ou « Tant qu’une histoire est rêvée, pensais-je, on a le droit de la prendre pour un chef-d’oeuvre. C’est en l’écrivant qu’on risque de la gâcher. » (p. 59) L’écriture de ce roman fait ressurgir des souvenirs de la fuite, certains nourrissent la jeune histoire des deux amis. Léon grandit et devient plus qu’un émigré russe, il devient français, jusqu’à sa demande de naturalisation, jusqu’à la reconnaissance de son talent d’écrivain et son changement de nom. Léon Tarassof devient Henri Troyat quand Plon accepte de publier son premier roman Faux-jour. « Le titre était de moi, le texte était de moi, mais l’auteur était certainement quelqu’un d’autre. Son nom – Henri Troyat – ne me disait rien. En me faisant naturaliser, j’avais fait naturaliser mon livre. Sous cette identité d’emprunt, il ne m’appartenait plus. Il était l’oeuvre de n’importe qui. » (p. 136) Henri Troyat relate avec tendresse et nostalgie sa vie d’exilé, d’enfant et ses débuts d’écrivain.
Le fils du satrape, c’est un roman d’adolescent à jamais inachevé, parce qu’entrepris avec trop légèreté et parce que la vie a pris soin de séparer les amis en dépit de leur pacte d’écriture. Le satrape, c’est un « dignitaire qui, dans l’ancienne Perse, exerçait une autorité despotique sur une province. » (p. 46) Le fils du satrape, c’est surtout Henri Troyat, malmené par l’Histoire, chassé de Russie et accueilli par la France, mais ni vraiment russe ni jamais complètement français.
Henri Troyat parle de son père avec beaucoup de tendresse. Il se rappelle les illusions de celui-ci et ses rêves de retour en Russie, ses ambitions bafouées d’homme valeureux. Il mesure aussi la fracture qui s’opère entre eux. Alors qu’il prend son envol vers une autre réalité et une autre patrie, son père s’accroche à ses souvenirs et à ses regrets. « Pendant qu’il relisait ces papiers qui n’étaient plus que des trompe-l’oeil, il se donnait l’illusion de prendre, pour quelques heures, une juste revanche. C’était sa façon à lui de jouer au Fils du satrape. « Je le trouvais ridicule dans son entêtement à remuer ce tas de feuilles mortes et, en même temps, j’avais envie de l’embrasser pour lui demander pardon d’être jeune et de ne pas souffrir autant que lui d’avoir perdu ma patrie. Entre maman qui tirait l’aiguille […], et papa qui additionnait infatigablement des roubles de fumée et des certificats factices, je me sentais doublement en exil. Séparé de mon pays d’origine, je l’étais aussi de la réalité. Je flottais entre deux univers. » (p. 67)
Dans cette courte autobiographie, on découvre la naissance de la passion d’écrire qui a animé très tôt le jeune Léon. La découverte des auteurs français et la lecture des grands génies de la littérature russe font bouillonner en lui le besoin d’écrire. Son changement de nom, pour des raisons commerciales, est vécu comme un affront faits aux écrivains russes qui ne percent pas en France. Tout en pudeur, il exprime ses aspirations d’écrivain et ses débuts timorés.
Henri Troyat est connu pour être un biographe prolixe. En lisant son autobiographie, je craignais qu’il n’use des mêmes ficelles que celles employées dans ses récits biographiques. Mais il évite l’écueil et j’ai retrouvé ici la fine plume de l’auteur qui m’a conquise avec son recueil Le geste d’Eve et son roman L’araigne.