Biographie par Stéphane William Gondoin.
La citation en exergue donne le ton de cette biographie. Et trouver Aragon quelque part, surtout en première page, c’est toujours un plaisir. « L’avenir de l’homme, c’est la femme. Elle est la couleur de son âme. »
Emma, fille d’un duc de Normandie, est envoyée en Angleterre, offerte en mariage au roi Æthelred II en 1002. Ce monarque, surnommé le Malavisé, est incapable de maintenir la paix sur le territoire de son père. L’Angleterre est ravagée par les raids vikings et les conflits internes. Emma partage 15 ans la vie d’un homme qu’elle méprise mais auquel elle donne deux fils qui s’ajoutent aux six déjà issus d’un premier mariage. L’avenir du jeune Édouard paraît sombre. Pourtant, de morts en successions, l’enfant deviendra Édouard le Confesseur. Æthelred, souvent vaincu dans les combats qui l’opposent aux Vikings, au premier rang desquels Sveinn Barbe-Fourchue, roi du Danemark, paye de lourds tributs qui sont prélevés sur le peuple. Contraints à l’exil, lui et les siens se réfugient en Normandie où les deux fils d’Emma, Édouard et Alfred, vivront pendant 25 ans, loin de leur mère et de l’Angleterre, nouant des liens puissants avec la parenté normande. « L’exil de 1013 contient en germe la bataille de Hastings du 14 octobre 1066 et la conquête normande de l’Angleterre. » (p. 126) À la mort Æthelred, Emma épouse le valeureux Knutr, fils de Sveinn Barbe-Fourchue, qui règne sur l’Angleterre. « Elle obtenait de la sorte les garanties de conserver son rang, son titre, sa fortune. Elle ne tergiversa pas une seconde, négocia au mieux ses intérêts, fit préciser son douaire, son statut d’épouse légitime et peut-être même celui de ses enfants à naître. Elle sacrifia ainsi sur l’autel de ses ambitions personnelles l’avenir d’Alfred et celui d’Édouard. » (p. 150) Ce second mariage est un triomphe politique pour l’ambitieuse Emma. Elle siège aux côtés de son jeune époux, signe les documents officiels, seconde le roi dans les affaires du royaume, jouant le rôle de conseillère, interprète et guide pour le prince danois. De cette seconde union naît Hörthaknutr, naturellement appelé à hériter du trône d’Angleterre, du Danemark et de la Norvège récemment conquise. Mais les guerres intestines de succession et la reprise des conflits au sein du pays catapultent finalement le premier fils d’Emma, Édouard, à la tête du royaume. Emma est alors une vieille femme qui a traversé cinq règnes, a épousé deux rois et en a enfanté deux.
Emma est une femme qu’on n’oublie pas. « Elle est la femme deux fois couronnée, deux fois reine. » (p. 151) Politiquement très active, elle n’a jamais caché ses ambitions ni son goût du pouvoir. « Mère tyrannique et manipulatrice » (p. 204), elle fait de ses enfants des marchepieds et des renforts pour accéder au trône. Mais son attitude et son influence finissent par lasser : « elle était femme de pouvoir dans un monde régi par les hommes et on ne lui pardonnait pas de se comporter comme ces derniers, d’avoir osé s’affranchir de sa condition subalterne. » (p. 202) Emma « sut […] s’affranchir des carcans imposés aux femmes, dans une société imprégnée de préceptes pauliniens, profondément persuadée que son sexe la cantonnait à une position subalterne. » (p. 221) Emma a toujours lutté et s’est adaptée aux situations les plus critiques. Après son premier mariage, elle a imposé ses choix, de façon réfléchie et ambitieuse, privilégiant son intérêt en toute chose. L’histoire garde également d’elle le souvenir d’une femme pieuse et généreuse envers l’Église. Winchester, où ses ossements reposent, a grandement profité de ses largesses.
La première partie du document présente le sort des femmes au Moyen Age : selon la doctrine paulinienne, elles sont soumises à l’homme en la personne de leur père puis de leur époux voire de leurs frères et fils. « Cette ancienne hiérarchie proclamée de l’univers, cette subordination affichée, admise conjointement par les deux sexes comme une simple évidence, n’empêche nullement certaines femmes de s’affirmer au grand jour et de rayonner sur leur époque. » (p. 10). L’auteur présente avec humour des mœurs anciennes qui ne connaissaient pourtant pas la misogynie. Les choses ainsi menées l’étaient pour le plus grand bien, les féministes étaient encore bien loin. Dans l’ordre des choses, dans les familles nobles et influentes, « on prépare de futurs chefs de guerre et d’efficaces maîtresses de maison. » (p. 18) Si la procréation, théoriquement strictement encadrée par le mariage, vise à donner une descendance mâle aux seigneurs, les filles ne sont pas comptées rien. Elles sont placées comme des pions pratiques et précieux sur les échiquiers du pouvoir politique. Alors, on ne s’embarrasse pas de considérations romantiques ou amoureuses : les alliances prévalent sur l’amour et « l’encre pâle des sentiments s’efface toujours la première du grand livre des siècles. » (p. 26).
La présentation des ancêtres ducaux normands d’Emma ne se perd pas en généalogie confuse. Sa mère, Gonnor, est déjà une femme de caractère. Le portrait de son père, Richard Sans Peur, contraste rudement avec celui du premier époux de la belle Emma et annonce celui du deuxième. Les précisions apportées sur le mariage more danico ou à la danoise – c’est-à-dire sans lien religieux, comme un concubinage – annonce les troubles de succession à la mort du deuxième époux d’Emma. Les premiers chapitres, en plus de fourmiller de détails et d’anecdotes, posent le sujet et précisent le contexte historique, donnant au développement des évènements une fluidité agréable et bienvenue.
Cette biographie bénéficie d’une écriture enlevée et piquante qui donne beaucoup d’attrait au sujet. Ce n’est pas un cours d’histoire pesant mais plutôt une saga familiale aux multiples rebondissements centrée sur la personne d’Emma, héroïne grandiose et remarquable. Hormis une erreur grammaticale – hélas répandue – page 13 (on dit « pallier quelque chose » et non « pallier à quelque chose »), la lecture est fluide et sans temps mort.
Le paratexte est abondant et pertinent. Les illustrations, la Tapisserie de Bayeux au premier rang et les photos, offrent des regards intéressants sur les faits décrits. Et c’est toujours chouette les images dans les livres d’histoire ! Le glossaire, la chronologie et les généalogies sont les bienvenus en fin de volume, ainsi que les cartes qui précisent les frontières et les raids vikings. Les sources historiques sont souvent reproduites et c’est avec plaisir et curiosité que j’ai découvert des extraits des Chroniques anglo-saxonnes et de l’Encomium Emmae Reginae, texte commandé par Emma et retraçant sa vie sous des couleurs flatteuses.