Roman d’Emily Brontë. Lecture commune avec Anne et Cynthia.
Dans la lande anglaise, il y a un lieu appelé les Hauts de Hurle-Vent. « Wuthering est un provincialisme qui désigne d’une façon expressive le tumulte de l’atmosphère auquel sa situation expose cette demeure en temps d’ouragan. » (p. 26) Ce domaine est celui d’Heathcliff, un homme ombrageux, violent, cupide, avare et avide de vengeance. Mr Lockwood, qui loue Thrushcross Grange, une propriété d’Heathcliff, découvre de la bouche de la femme de charge de la maison, Mrs Nelly Dean, l’histoire des quarante dernières années au cœur desquelles Heathcliff laisse l’image d’un despote rongé par la haine.
Heathcliff a été recueilli par Mr Earnshaw qui l’a élevé comme un fils, comme le plus précieux de ses enfants. Si Catherine, la fille de la maison s’attache passionnément au jeune étranger, le fils de Mr Earnshaw, Hindley exprime une jalousie sans borne. À la mort du chef de famille, Hindley martyrise les deux enfants qui accumulent les effronteries et les insolences et se moquent bien de l’autorité du fils aîné. Dès l’enfance, Catherine appartient à Heathcliff et Heathcliff est tout acquis à Catherine. Mais en grandissant, Catherine est poussée vers de plus hautes aspirations et elle épouse Edgar Linton, de Thrushcross Grange. Heathcliff disparaît alors trois ans et revient riche et animé d’une haine qu’alimente un désir de vengeance insatiable. Son dessein est simple : il veut se rendre maître des Hauts de Hurle-Vent et de Thrushcross Grange et asseoir sa domination sur les familles Earnshaw et Linton. À coup de mariages désastreux et de manipulations odieuses, il tisse une toile infâme dans laquelle chacun est pris mais qui le laisse plus seul que jamais, désespérant de posséder Catherine.
La passion destructrice qui unit Catherine et Heathcliff les fait entrer au panthéon des amoureux littéraires. Leurs déclarations d’amour rivalisent d’intensité mais se croisent souvent sans se rencontrer. Catherine a épousé Linton sous le coup d’une vague affection très vite submergée par le sentiment unique et ravageur qu’elle éprouve jusqu’à la fin pour Heathcliff. « Aussi ne saura-t-il jamais comme je l’aime, et non parce qu’il est beau, […], mais parce qu’il est plus moi-même que je ne le suis. De quoi que soient faites nos âmes, la sienne et la mienne sont pareilles et celle de Linton est aussi différente des nôtres qu’un rayon de lune d’un éclair ou que la gelée du feu. […] Mes grandes souffrances dans ce monde ont été celles d’Heathcliff, je les ai toutes guettées et ressenties dès leur origine. Ma grande raison de vivre, c’est lui. Si tout le reste périssait et que lui demeurât, je continuerai d’exister ; mais si tout le reste demeurait et que lui fût anéanti, l’univers ne deviendrait complétement étranger, je n’aurais plus l’air d’en faire partie. Mon amour pour Linton est comme le feuillage dans les bois : le temps le transformera, je le sais bien, comme l’hiver transforme les arbres. Mon amour pour Heathcliff ressemble aux rochers immuables qui sont en dessous : source de peu de joie apparente, mais nécessaire. Nelly, je suis Heathcliff ! II est toujours, toujours dans mon esprit ; non comme un plaisir, pas plus que je ne suis toujours un plaisir pour moi-même, mais comme mon propre être. Ainsi, ne parlez plus de notre séparation, elle est impossible. » (pp. 111-112-113)
À la mort de Catherine, qui part en accouchant d’une petite fille, Heathcliff défie son fantôme de venir le hanter : « Catherine Earnshaw, puisses-tu ne pas trouver le repos tant que je vivrai ! Tu dis que je t’ai tuée, hante-moi, alors! Les victimes hantent leur meurtrier, je crois. Je sais que des fantômes ont erré sur la terre. sois toujours avec moi… prends n’importe quelle forme… rends-moi fou ! mais ne me laisse pas dans cet abîme où je ne peux te trouver. Oh ! Dieu ! c’est indicible ! je ne peux pas vivre sans ma vie ! je ne peux pas vivre sans mon âme. » (p. 209) Heathcliff est un personnage ouvertement torturé et ambivalent qui porte sur son visage la marque de ses démons.« Il a le physique d’un bohémien au teint basané, le vêtement et les manières d’un gentleman. » (p. 28) « Ce qu’est Heathliff : un être resté sauvage sans raffinement, sans culture; un désert aride d’ajoncs et de basalte. » (p. 135) Et pourtant, aussi aride qu’est son âme, son imagination n’est jamais en reste pour créer les scenarii les plus abjects.
Ce roman donne la part belle aux personnages secondaires. Le plus réussi, à mon sens, est Joseph, l’homme à tout faire de Hurle-Vent. Il était là avant Heathcliff et il y reste longtemps après. Maladivement attaché aux Earnshaw, il méprise toute autre personne. Chrétien radical voire illuminé, il use de la Bible comme d’un rempart contre les péchés, baragouinant dans une langue incertaine les malédictions qu’il lance aux quatre vents. Joseph est « le plus odieux et le plus infatué pharisien qui ait jamais torturé une Bible afin d’en recueillir les promesses pour lui-même et d’en jeter les malédictions sur ses voisins. » (p. 68)
Le récit est rapporté des années plus tard par une domestique mais la narration est telle que l’action se déroule à chaque page. Le reste du roman n’est qu’artifice : l’arrivée de Mr Lockwood et sa longue maladie (six mois) ne sont que des prétextes pour poser le cadre d’un récit qui dépasse le personnage initial. Quelque volonté qu’il ait d’entrer dans l’histoire des héros, il y manque à chaque fois. Il incarne en cela le lecteur qui assiste, médusé et sans pouvoir, à l’histoire en marche. Mrs Dean est la voix narratrice par excellence et quelle mémoire ! Elle retranscrit au mot et à l’accent près des dialogues vieux de vingt ans. Le réalisme littéraire n’est pas ce qui importe ici : ce qui compte, c’est qu’une voix s’élève du silence pour rendre vie à deux êtres si impétueux que la mort seule aura su les contenter en les réunissant.
Relire ce roman est un plaisir intense. Renouer avec Catherine et Heathcliff, c’est retrouver de vieux compagnons. Je ne me lasse pas de ce texte fougueux et grandiloquent, où la haine alimente l’amour dans un creuset impétueux fait de vengeance et de domination. L’histoire a un peu vieilli, on sourit à l’évocation des émotions tellement fortes qu’elles causent des maladies mortelles. La faiblesse du jeune Linton Heathcliff est caricaturale, tout comme le sont les sentiments que s’échangent et s’opposent les personnages. L’amour, la haine, le mépris, le remords, tous sont poussés aux extrêmes limites de la nature humaine. Il est impossible de ne pas le sentir. Mais le roman marque d’autant plus les esprits qu’il assume jusqu’au bout l’absolu des caractères et des passions qu’il développe. Je ne peux que conseiller la lecture de ce texte. Ne criez pas au romantisme, c’est mieux que cela !