Un jeune homme, vingt ans et quelques, s’effondre à Coney Island. Sa vie, brutalement, est un parc d’attractions qui ferme ses portes. Il est l’heure pour lui d’entamer son dernier tour de manège. Voilà, le jeu est terminé et le narrateur, du fond de sa tombe, parcourt ses souvenirs et revient sur ses derniers instants. Entre Le Havre et Paris, avec un saut de puce jusqu’à Deauville, on découvre une bande d’amis. Christophe, Yann, Valentin, Gwen et tous les autres ont la vingtaine vorace et optimiste. Ils sont persuadés de percer un jour, ils sont avides d’art, de rock et de vie. « Les gens qui vivent dans un port le savent tous : les aspirations y sont plus grandes qu’ailleurs. » (p. 18)
Les folles années 1980 viennent de commencer. Dans sa préface, Kent évoque « une insouciance qui se meurt […] au moment où l’amour va basculer dans la paranoïa » (p. 6) Le narrateur est terrassé par une maladie inconnue. « Un médecin que j’ai encore jamais vu avance vers moi, raide comme l’injustice de ce qu’il a à me dire. » (p. 22) L’auteur présente avec pudeur et humour toute la laideur d’une maladie qui frappe à l’aveugle, maladie à laquelle beaucoup n’osent pas encore donner de nom. « Bah d’ailleurs, c’est quoi au juste ? AIDS ? SIDA en français ? Ouais. Enfin, si je comprends bien, quel que soit l’ordre des lettres, c’est moche comme infection, non ? Ça ne se soigne pas ? Ah, de mieux en mieux. » (p. 31 & 32) Il vaut mieux en rire, dit-on…
Je suis mort il y a vingt-cinq ans se déroule au son d’une bande originale de légende : Lou Reed, David Bowie, Alice Cooper et d’autres grandes figures musicales jouent la partition d’une vie qui s’achève. Christophe, l’ami qui « est un secret trop bien gardé » (p. 70), incarne les espoirs d’une génération qui vivait de et pour l’art d’Euterpe. Christophe était « convaincu en son for intérieur que la musique, même si elle ne l’enrichirait certainement jamais, le ferait vivre décemment un jour, d’une façon ou d’une autre. » (p. 15) Ici, la vie est indissociable de la musique. Comment le pourrait-elle ? Chaque épopée minuscule s’accompagne de sa mélodie fantastique, chaque destinée a droit à son baroud d’honneur au moment du grand saut.
Le récit est en constante dichotomie temporelle : on navigue entre l’avant-maladie et l’après-maladie. Le narrateur parle d’outre-tombe et sa parole a valeur d’avertissement : attention, death in progress ! comprend-on à chaque page. Néanmoins, il ne faut pas s’y tromper : « l’humour gris » (p. 81) du clown triste conjure le misérabilisme et permet d’échapper au pathos étouffant. Le récit, finalement, se boucle sur lui-même : il est comme un vinyle fabuleux qu’on reprend depuis le début parce qu’on ne peut pas croire qu’il est déjà fini. Repartir pour un tour de platine, c’est oublier de mourir.
On connaissait Jérôme Soligny musicien, compositeur, biographe et critique musical. On le découvre auteur et muni d’une plume juste qui écorche le cœur. Ce court roman est fulgurant : il laisse derrière lui une traînée de poussière d’étoiles. L’auteur dédie son livre « aux survivants ». Survivant, l’auteur l’est puisque ce roman, partiellement autobiographique, est nourri de réalité aux accents nostalgiques. Survivant, le narrateur l’est aussi puisque sa mémoire ne s’éteint pas et que son histoire résonne encore. Survivant, le lecteur l’est enfin : au sortir du livre, comment ne pas se sentir sur la brèche, éternellement secoué de vents contraires sur une ligne brisée ? L’émotion sourd à chaque ligne et prend possession de la page en dernière partie du récit. La boule dans la gorge que l’on ressent, c’est un espoir d’éternité qui avait du mal à passer parce que l’on n’y croyait plus vraiment. Une poétesse antique – que la maladie maudite aurait pu emporter – espérait que Quelqu’un plus tard se souviendra de nous. Avec son roman, Jérôme Soligny dit simplement que c’est possible, que la mort s’efface un peu devant les mots. Des textes comme le sien, il en faudrait davantage pour ne pas laisser s’éteindre les petites flammes intimes du souvenir.