Le narrateur est un jardinier de cinquante ans. Il le sait sans l’avoir appris, « une vie d’homme dure autant que celle de trois chevaux. » (p. 115) Travailler la terre en Italie, c’est sa deuxième vie. La première a commencé et s’est achevée en Argentine. Mais il ne veut pas faire « la liste de [ses] malheurs en Argentine, les injustices effrénées, la chasse à la vie. » (p. 20) Ce pays d’Amérique représente le passé et la première femme qu’il a aimée. En Italie, il rencontre Làila. Elle est belle et vivante, elle se donne aux hommes sans retenue. C’est son métier. Mais pour le narrateur, elle est davantage. « Tu es une merveille Làila, tu mets tes coudes sur la table comme une reine devant le poids de qui tout s’écarte. Tu tiens ton dos droit comme une proue sur l’eau. Que fais-tu à table avec un jardinier ? » (p. 48) Le narrateur aime Làilà, au point de renoncer aux adieux : « Je ne m’en vais plus, à présent mon verbe c’est rester, et puis il y a une femme à aimer. » (p. 92)
Mais qu’a vu Làilà en cet homme ? Est-ce seulement lui qu’elle veut ou davantage ? Quand elle lui dit « Tiens-moi, jardinier, tiens-moi, c’est tout ce qu’il me faut. Tiens-moi. Et ne me demande rien. » (p. 65), comment ne pas entendre la voix de la femme en danger ? Et comment ne pas comprendre que le jardinier, une fois encore, voudra tout donner par amour ? L’amour est plus que physique, il est tellurique, il s’ancre dans le sol et se déploie au gré des saisons. Le jardinier sait les soins que veut la plante et il comprend tout aussi bien la femme qu’il aime.
Les souvenirs du jardinier sont vagues : pas de nom, pas de lieu, pas de date, seulement des esquisses fugaces du passé qui se mêlent au présent. On sait que l’Argentine est un pays violent, que « l’Argentine arrache une de ses générations au monde comme le fait une folle avec ses cheveux. Elle tue sa jeunesse, elle veut s’en passer. » (p. 59) Sur cette terre du Sud, le narrateur a aimé une autre femme, il a connu la prison et la douleur. De retour en Europe, il a rendu les armes, mais il lui suffit d’un rien pour les reprendre, au mépris du danger que court son âme. La troisième vie du jardinier commencera avec la fin de celle d’un ami qui paie ses dettes.
Erri De Luca signe un texte fulgurant et qui palpite longtemps. L’histoire argentine et italienne sert de trame noire à une complexe histoire d’amour et de mort. C’est toute la destinée humaine qui est interrogée au travers du prisme de la violence. Les phrases sont rondes, mais courtes et ciselées. La langue est poétique, plus évocatrice que narrative. L’auteur ne fait pas un tableau : il trace quelques traits sur une feuille qui partira au vent. Ce roman très bref est vraiment réussi. On regretterait presque de ne pas en lire plus. Et puis non, c’est assez, tout est dit.
Du même auteur, lisez Au nom de la mère.