Nestor est énorme, mais délicat. « Il ménageait son corps lourd. Il ne lui demandait jamais d’effort superflu. Peut-être l’aimait-il quand même, cette masse de plis et de rebonds. Avec elle, Nestor se montrait charitable. » (p. 12) Nestor est une masse qui gravite sans satellite. « Mon corps m’éloigne de vous et il me tient chaud. En un mot, il m’isole. C’est un ami et un tyran. Il n’essaie pas de se rendre aimable. » (p. 22 & 23) Ses journées sont rythmées par des repas grandioses aux allures de cérémonies et par des visites mécaniques à l’hôpital. Dans une chambre anonyme, il retrouve Mélina, inconsciente et bardée de machines. Nestor n’a nulle part d’autre où aller. « Son horizon était accroché au mur. C’était une grande photo sous cadre. » (p. 13) La solitude de Nestor s’enroule autour de la photo d’un phare rouge et blanc.
Mais Nestor ne se bat pas. Il ne lutte pas contre la solitude. Il ne lutte pas contre la graisse qui l’envahit. Il ne lutte pas contre la disparition de son épouse. « Mélina meurt et je m’en fous. »(p. 24) Aveu d’impuissance, aveu de lassitude. Nestor rend les armes de la vie, de son couple et il se retire du monde. Incapable d’efforts infimes, il excelle dans un lâcher-prise extraordinaire. « Lui, c’était un homme d’excès. Un homme qui n’avait pas peur des outrances, prêt à vivre avec un corps et une mémoire démesurés. » (p. 81) Nestor voudrait fuir son passé, refouler les souvenirs et éteindre des douleurs incommensurables. Là encore il rend les armes et se laisse glisser vers le néant.
Il y a des peines que l’on voudrait muettes. En n’ouvrant pas les cahiers de Mélina, en ne triant pas les affaire de toute une vie, Nestor espère maintenir le statut quo, ne pas réveiller une conscience qui tend vers l’abrutissement. Mais auprès d’Alice, Nestor se livre, se vide. L’issue ? Il y en a trois : désormais, c’est l’auteure qui refuse de rendre les armes et qui les tend au lecteur pour qu’il continue le combat. Nestor, nous en ferons ce que nous voudrons.
Clara Dupont-Monod m’avait éblouie avec La passion selon Juette. Même effet avec son dernier roman. Nestor rend les armes est un hommage à la pudeur et à la délicatesse. La plume de l’auteure est faite d’un dénuement qui n’empêche pas une fabuleuse puissance d’évocation. On pourrait faire le tour de Nestor avec nos yeux, avec nos bras. On pourrait sentir son odeur grasse et fade. On pourrait lire dans ses yeux la douleur d’une bataille perdue. Nestor se dessine sur les pages, sa chair déborde des lignes et sa peine noie les mots. Mais son corps massif n’est pas écrasant : sa silhouette a l’allure d’une ombre chinoise, d’un dessin d’enfant. Un rien pourrait la souffler.
Ce que nous lisons, ce n’est pas un portrait, c’est une élégie. Poétique et bouleversant jusqu’au sublime, ce court roman ne se dévore pas : il se lit avec pondération, dans le respect d’une peine qui ne peut se dire que par touches.