Roman d’Alain Gerber.
Papa Lonnie et Vanessa arpentent la campagne québécoise à la recherche des lapins de lune. S’ils arrivent à passer le beau collier d’émeraudes au cou d’un lapin, tous leurs rêves se réaliseront. « Les lapins de lune pouvaient réaliser tous les rêves, mais ils aimaient mieux pas, parce que ce serait trop beau. Alors vous deviez les prendre par surprise. » (p. 13) Voilà que l’hiver devient plus sévère. Quelle chance quand Marie-Jeanne Brouillette leur ouvre sa maison et son coeur ! Il semble qu’ils pourront être heureux ici. Mais c’est compter sans Jérémiah Parker, le chef des pompiers. Pour une raison étrange, il est persuadé que Lonnie lui a causé du tort. L’homme est revanchard et cupide : rien n’est assez mauvais pour lui permettre d’assouvir sa haine envers cette drôle de maison. Et sa haine est décuplée quand Joli-Dimanche, une jeune Indienne, rejoint la petite communauté. « En réalité ne se tramait chez Marie-Jeanne Brouillette rien d’autre qu’un vague projet de se tenir les coudes et d’être bien ensemble – en tout cas moins mal. » (p. 59) Dans la maison penchée de Marie-Jeanne, les coeurs se cherchent sans se trouver et finissent par se fracasser à force de trop rêver.
Les personnages de ce roman sont époustouflants. Marie-Jeanne est un bouleversant portrait de femme généreuse, de celles qui donnent en sachant qu’on ne leur rendra pas. « Les yeux de Marie-Jeanne deviennent les yeux d’une qui a beaucoup regardé partir, ces yeux de brume et neige précoce. » (p. 18) Femme, mère, protectrice et sorcière, Marie-Jeanne est capable d’aimer à s’en crever le cœur. Exact opposée lui est la petite Vanesse : à six ans à peine, l’enfant rêve de dominer les cœurs et les âmes. « le démon était entré dans l’enfant et […] il avait déposé en son cœur le mépris de tout ce qui n’était pas elle. » (p. 37) Vanessa se préoccupe peu qu’on souffre, du moment que c’est pour elle seule. Jérémiah est son pendant adulte et il a « un sourire qui cherchait en vous quelque chose de beau, et de tendre, pour lui faire du mal exprès. » (p. 34) Mais l’homme se laisse attendrir par la petite garce, au point de tout sacrifier pour elle et pour obtenir son affection.
Lonnie et Joli-Dimanche sont à part. le jeune homme porte en lui une promesse insane qui l’entrave au quotidien. Convaincu qu’il démérite sans cesse aux yeux de sa fille adorée, convaincu de ne pas mériter d’estime, convaincu d’être un moins que rien, Lonnie hésite, recule et s’enferre dans des hontes qui n’existent que dans son esprit fragile. « L’homme, cet homme prématurément usé à force de courre le lapin de lune, s’efforçait de croire que son passé avait renoncé à le poursuivre et que lui-même avait touché au but de tant de courses, tant de cavales, tant de vagabondages. » (p. 113 & 114) Malheureusement, dès qu’il pense avoir le droit de tourner la page, le livre lui résiste. Face à lui, Joli-Dimanche est impassible, droite et investie de la mémoire de son peuple, lourde de silences respectueux, mais forte de tous les combats que les siens ont menés en gardant la tête haute. Entre l’homme enfant, si innocent, et la jeune indienne, il y a le même désir de pureté et d’absolu. Mais le monde et les hommes s’acharnent à salir la beauté.
Au-dessus d’eux, il y a l’étrange Dame Mandy : à la fois fée, amante et mère, elle est totalement idéalisée par l’homme et par l’enfant. Dépositaire d’une promesse dont elle semble bien se moquer, elle régit, par son absence, l’existence de Lonnie et de Vanessa. Ce roman a un faux air de conte de fées : on aimerait y croire et se laisser porter par cette fabuleuse légende des lapins de lune, mais ce sont des histoires qui ne servent même pas à endormir les enfants. C’est à peine si elles maintiennent l’illusion qu’il existe un ailleurs meilleur. « La vie n’est pas bien faite. Pourquoi les choses ne sont-elles jamais ce qu’on voudrait qu’elles soient ? Pourquoi nos désirs ne se réalisent-ils pas automatiquement, puisque c’est ce qu’on veut le plus ? » (p. 161) Finalement, chacun court après son propre lapin de lune : il semble même que ne jamais pouvoir l’attraper est une destinée inéluctable. Ceux qui l’auraient capturé n’auraient pas besoin d’histoire pour égayer leur vie.
J’ai choisi ce roman pour son titre et sa couverture. Mais derrière ces deux appeaux qui auraient pu être trompeurs, j’ai découvert la plume fine et sensible d’un auteur épatant. J’ai retrouvé dans ses mots toute la beauté des paysages québécois ensevelis sous des neiges qui semblent éternelles, puis chauffés à blanc sous un ciel qui fait croire que l’hiver ne reviendra jamais. On voudrait crier pour prévenir Lonnie qu’il abrite une vipère en son cœur, on voudrait secouer Vanessa et faire tomber de ses yeux malins les écailles qui l’empêchent d’aimer plus loin que son cœur. On ne peut que tourner les pages en retenant son souffle, parce que l’on sait – on le sent – que rien n’ira bien. Si la langue est parfois un peu désuète et si les expressions québécoises peuvent laisser pantois, il faut lire en ce roman une merveilleuse allégorie de l’amour que l’on piétine. Et maintenant, trouvez-moi un roman, un seul, où ce n’est pas le cas. Et je vous dirai que nulle part encore je ne l’ai vu aussi bien écrit que sous la plume d’Alain Gerber.