« Minette n’a pas eu une mort naturelle, et elle n’a pas eu une mort facile. » (p. 9) Ainsi s’ouvre le récit de Genna Meade qui raconte sa relation avec Minette Swift, sa camarade de chambre en 1974 au Schuyler College. Tout opposait les deux jeunes filles. Genna est blanche, Minette est noire. Genna est riche, Minette est boursière. Genna est timide et effacée, Minette est déterminée et vigoureuse : « Si des branches tombées lui barraient le passage, elle les écartait d’un coup de pied. » (p. 72) Très vite, Genna est fascinée par sa camarade et fait tout pour lui plaire, ne se décourageant jamais devant les rebuffades de Minette. Mais lentement, une amitié délicate et fragile se noue entre les deux jeunes filles et Genna prend le parti de Minette face à toutes les autres étudiantes. « J’étais sa seule alliée à Haven Hall. » (p. 157)
Minette s’attire rapidement l’inimitié de nombreuses pensionnaires de l’établissement, jusqu’au jour où elle retrouve un de ses livres vandalisés. « Une odeur d’air subtilement pollué se mit à flotter dans Haven Hall : suspicion. » (p. 96) Même si la jeune fille est odieuse pour beaucoup, il semble inconcevable que des résidentes de l’université la plus tolérante et la plus cosmopolite d’Amérique puissent faire preuve de racisme, de ségrégation et de violence. « Pour une université très libérale de femmes émancipées, Schuyler était un nid de traditions. » (p. 149) Minette endure les brimades, les moqueries et les insultes. Élevée dans une foi chrétienne très puissante, elle a le sentiment de devoir souffrir pour mériter sa place auprès du Seigneur. En connaissant la première phrase du texte, on sait que tout cela finira mal, mais il nous reste encore à comprendre la véritable histoire de la mort de Minette et à affronter une horreur plus grande que le simple harcèlement racial. « L’obscène : ce que, à l’instant où vous voyez, vous ne pouvez plus pas ne pas avoir vu. Et ce que vous continuerez à voir. Même si l’on vous arrache les yeux. » (p. 167)
Genna, la narratrice, écrit ce texte pour faire justice à Minette, mais également à elle-même et au passé. Pour elle, il est temps de raconter cette histoire sans le voile de la pudeur ou de la peur. Il est étonnant d’entendre Genna parler d’elle à la troisième personne : c’est toujours pour énoncer des faits sans ressenti, mais cela créé une distorsion dans le récit, comme si Genna (Generva de son vrai prénom) oubliait qu’elle était partie prenante de cette histoire. « Ma camarade était vierge, j’en étais sûre. En ce qui concernait Generva, j’en étais moins sûre. » (p. 135)
L’amitié entre Genna la blanche et Minette la noire est à la fois rebelle et désespérée. Genna se dévoue totalement à sa camarade qui se moque bien de cette affection. « Une fille noire qui se fichait à peu près d’être noire, et totalement de l’intérêt que vous lui portiez. » (p. 129) Mais pour Genna, cette amitié est précieuse parce qu’elle lui offre la possibilité de nouer un lien avec une personne extérieure à sa famille. La famille Meade est en crise depuis des années et Genna oscille entre une mère dépressive et un père absent. La jeune fille évolue dans un monde où les relations entre humains avortent ou pourrissent.
J’ai été très touchée par le personnage de Minette : sous ses airs de colosse, elle se débat dans la plus grande solitude. Elle ne refuse pas l’amitié de Genna par pure affectation et elle souffre d’une grande solitude dans ses tourments. Quant à Genna, si j’ai apprécié sa confession honnête, j’ai détesté sa couardise et ses trahisons. Après Délicieuses pourritures où elle peignait déjà le monde universitaire avec des couleurs sombres et perverses, Joyce Carol Oates offre un nouveau tableau très sombre du monde étudiant. Finalement, la couleur de peau de Minette est un prétexte : que la jeune fille soit noire importe peu, ce qui compte, c’est que son caractère est incompatible avec le reste du monde. Dans ce roman, la violence est moins fulgurante que dans les textes très courts de l’auteure, mais elle sinue entre les pages. Tous les évènements sont des coups de griffe et des douleurs sourdes qui s’ajoutent. Joyce Carol Oates s’y entend pour écrire des romans noirs et brutaux. Et c’est toujours un plaisir trouble que d’apprécier ces pages sordides.