Dans une cave, quarante femmes sont emprisonnées et leur quotidien est rythmé par le passage des gardes et par les repas. « Nous étions toutes mêmement enfermées sans savoir pourquoi, gardées par des geôliers qui, soit par mépris, soit par ordre, n’adressaient la parole à aucune d’entre nous. » (p. 21) Parmi ces femmes, la plus jeune se rebelle. « Ma mémoire commence avec ma colère. » (p. 12) Elle n’a pas connu le monde d’avant et elle écoute les récits des autres femmes avec curiosité et étonnement. Elle refuse d’attendre sans rien faire, contrairement aux autres femmes qui sont plus résignées. « Les révoltes sont inutiles. Il faut attendre de mourir. » (p. 35) La première des rébellions de la petite, c’est de compter le temps : elle dénombre les heures à l’aide des battements de son cœur, devenant une horloge vivante.
Un jour, une sirène se déclenche et les gardes disparaissent en laissant la clé sur la serrure. Livrées à elles-mêmes, les femmes quittent la cave, sortent à la surface et découvrent une immense plaine qui s’étend à perte de vue. Le paysage ne ressemble pas à la Terre, ni à aucun pays des prisonnières. À l’air libre, les quarante femmes s’organisent et décident d’explorer ce territoire inconnu. Parmi elles, la petite est avide de savoir, de découvrir et d’apprendre, même si ses compagnes n’en voient pas l’intérêt. « Comme si elle n’arrivait pas à se rendre compte que pour moi, rien n’était banal, puisque rien ne m’était arrivé. » (p. 119)
Cette dystopie est particulièrement angoissante. Le monde ne ressemble à rien de connu, ce n’est qu’une plaine sans fin et tous les lieux se ressemblent. Les femmes qui se souviennent de la vie d’avant ne peuvent parler que d’insensé. Ce monde n’est pas le leur, mais l’espoir du retour est vain. Et les questions ne cessent de s’accumuler : où sont-elles ? Pourquoi sont-elles là ? « À quoi servions-nous, ici ? » (p. 31) À mesure des années, la petite comprend qu’elle ne saura jamais. Elle fait siens l’incertitude et l’improbable. « Voilà encore une question qui restera sans réponse : il me semble que je ne suis que de cela. » (p. 122) La petite devient peu à peu la seule dépositaire d’un univers où l’humain a disparu, où la vie même se résume à des caves où la lumière ne s’éteint jamais. Mais la petite, devenue adulte, ne regrette pas le monde d’avant. « Je n’ai pas connu ce que vous regrettez tant. » (p. 130) Pour elle, cette plaine immuable est un monde suffisant, le seul qu’elle habitera jamais.
Chez la petite, la volonté farouche d’imaginer et de connaître m’a vraiment rappelé le mythe de la caverne selon Platon. Elle ne dispose que des récits de ses compagnes pour tenter de concevoir ce qu’elle n’expérimentera jamais. Ce qu’elle projette sur le pauvre monde qu’elle parcourt n’est que l’ombre d’une civilisation qu’elle n’a jamais habitée, ce ne sont que les pensées reliques d’autres personnes qui n’ont pas su se couler dans un nouvel univers. Les questions se bousculent à l’issue de la lecture, mais il ne faut pas chercher à les résoudre. Jacqueline Harpman offre un monde clos sur lui-même, sans équivalent et sans comparaison. Il est vain d’y projeter un sens venu d’un autre monde. Le lecteur, comme les personnages, ne peut que se cogner aux parois d’un univers inepte.