Roman de Daphné du Maurier.
Dans la famille Brontë, je voudrais les sœurs : Charlotte, Emily, Anne. Je voudrais le frère : Patrick Branwell. Pioche… C’est un peu ce que la postérité garde comme souvenir de la fratrie des Brontë. On parle bien peu de Patrick Branwell Brontë, mort à 31 ans. Daphné du Maurier décide de sortir du néant ce garçon si prometteur. Et l’on sent bien tout l’intérêt qu’elle porte à la fratrie et aux œuvres des Brontë.
Élevé avec ses cinq sœurs dans le presbytère de son père, il souffre de la mort de sa mère et de deux de ses sœurs. Son enfance est durablement marquée par la perte et la peur de la séparation. Constamment entouré des soins inquiets de son père et de sa tante, le jeune Branwell grandit en maître absolu sur ses sœurs, même les aînées. Dans leurs jeux d’enfant, ils sont Brannii, Tallii, Emmii et Annii et ils prêtent vie à des soldats de bois qui seront les héros des histoires qu’ils ne cesseront d’inventer. Les quatre enfants font montre d’une précocité intellectuelle étonnante et d’une imagination débordante. Dans le secret de la salle d’étude, ils inventent le monde d’Angria. Tout ce qu’ils entendent ou voient est transformé et déposé dans leur monde imaginaire. Pas un voisin n’échappe à la puissante reconversion de leur plume.
Mais si les trois sœurs sauront mener leur vie en parallèle de cet univers fantasmagorique, Branwell se laissera dévorer par sa création littéraire et par son personnage principal, le superbe Alexander Percy. « Branwell se glissait à volonté dans l’enveloppe de ce personnage romantique qui répondait à ses secrètes aspirations. » (p. 97) Plus faible que ses sœurs, le fils Brontë est incapable d’acquérir et de conserver son indépendance. Ses carrières de portraitiste, de précepteur et même de chef de gare avortent toutes et le jeune homme se complaît dans un monde où il est une éternelle victime. En réalité, Branwell est rongé par un déséquilibre nerveux que ne corrigent pas les excès d’alcool et de laudanum. Lentement, il se détruit et détruit tout son potentiel créateur. Son talent se nécrose sous les effets de la névrose. Finalement, il semble bien que Branwell Brontë soit le seul auteur de sa déchéance et l’acteur de sa propre malédiction. « Il aspirait à savourer dans la réalité les joies de son monde infernal. » (p. 200) Patrick Branwell Brontë est un génie qui s’est sabordé, incapable de supporter le succès de ses sœurs. Son esprit trop vif était prisonnier d’un corps marqué par les vices.
Ce monde est infernal au sens dantesque puisque Branwell est prisonnier de cercles infinis de terreur et de douleur. Mais il l’est aussi au sens des bibliothèques : un enfer, c’est la réserve où sont conservées les œuvres mises à l’index parce que jugées odieuses ou immorales par une société. Les enfants Brontë avaient « le sentiment étrange, à demi conscient, que le produit de leur imagination avait quelque chose de répréhensible, qui encourrait la réprobation, le blâme de tous ; ils baptisèrent leur création “le monde infernal”, comme si Satan lui-même en était le Grand Instigateur. » (p. 47) Les chroniques angrianes sont-elles un enfer littéraire ? Sans aucun doute puisque personne n’est autorisé à les lire, si ce n’est leurs auteurs.
Au-dessus de la fratrie plane la figure du père. Mr Brontë est à la fois Papa, bon et protecteur, mais aussi le Pasteur, sévère et rigoriste. L’amour se mêle de terreur et, plus tard, de rejet quand Branwell rompt ses liens avec la religion. Et dans la solitude de sa chambre à l’étage, le jeune homme maudit les siens et les accuse de ses faiblesses et de ses échecs.
Le monde infernal de Branwell Brontë n’est pas une biographie, ni une fiction. Je le vois comme un roman familial, une chronique historique et littéraire, mais aussi une bibliographie et un palimpseste familial puisque chaque personne réelle dissimule un personnage à venir dans une des œuvres des sœurs Brontë. Le travail de Daphné du Maurier est colossal : elle compare les poèmes du frère et des sœurs, opère de judicieux recoupements entre les textes de chacun. L’influence des uns et des autres est donc palpable, à un moment ou un autre, dans la production finale des sœurs Brontë. Est-il si vain de penser qu’Emily n’a pas écrit seule Les hauts de Hurlevent ? Et les amoureuses malheureuses de Branwell ne sont-elles pas la source d’Agnes Grey ? Si vous ne croyez pas à cette intertextualité familiale, vous apprécierez en tout cas les poèmes présentés en anglais, puis traduits en français, ou la correspondance des Brontë, disséminée dans le texte de Daphné du Maurier. Ce document est rigoureux, très exigeant, très riche également. C’est enfin l’hommage passionné d’une lectrice qui a tenté de repousser les ombres de l’oubli du front froid d’un jeune homme perdu. Et c’est sans aucun doute une de mes meilleures lectures de ces derniers mois.