Roman de Jon Kalman Stefansson.
Précision : l’orthographe des noms et des lieux n’est pas celle du livre, mais je n’ai pas les caractères nécessaires pour les transcrire exactement.
Pour s’être mis en tête de retenir quelques vers du Paradis perdu de Milton, le pêcheur Bardur a oublié sa vareuse. En pleine mer, par un matin de tempête glaciale, cet oubli est fatal et Bardur meurt de froid sous le banc de la barque de pêche. « Un homme sans vareuse se retrouve ruisselant en un temps infime, le froid s’empare de lui comme un étau et ne le lâche plus, en tout cas, pas ici, en pleine mer. » (p. 92) Cette tragique disparition bouleverse le gamin, jeune pêcheur de 20 ans, indéfectiblement lié à Bardur. Le gamin décide de rapporter le livre maudit à son propriétaire, un vieux capitaine aveugle. Pendant sa marche dans la neige, il se résout à mourir une fois sa mission accomplie, afin de retrouver son ami, mais aussi tous les êtres chers qui ont déjà dépeuplé son existence. Arrivé au terme de son périple, il rencontre le capitaine Kolbeinn, Helga et Geirbrudur qui forment une étrange trinité. « Il a rendu le livre, mission accomplie, merci bien, la prochaine affaire à l’ordre du jour consiste à décider s’il doit vivre ou mourir. » (p. 171) Alors que tous ses chers disparus semblent l’appeler depuis l’au-delà, le gamin ne sait pas s’il doit faire honneur à Bardur en mourant ou en vivant.
Le gamin est un personnage très touchant, notamment par le sentiment qu’il a de toujours être ridicule. Je le rejoins parfaitement en cela. « Il dit bien souvent de grosses bêtises qui le mettent dans l’embarras ou éveillent sur lui un intérêt inutile, ce qui revient presque au même que de s’attirer les problèmes. » (p. 239) Ah, cette envie constante de disparaître aux yeux du monde… Le gamin garde à l’esprit les lettres de sa mère qui lui parlait de son père, de ses frères et de sa petite sœur. Cette correspondance est le fondement de sa littérature intime. À celle-ci s’ajoute désormais la poésie de Milton qui a coûté la vie de son ami. On s’interroge alors sur le pouvoir des mots. « Lire des poèmes vous met en danger de mort. » (p. 103) C’est vrai pour Bardur, mais pas pour le vieux capitaine aveugle. Ce qui l’a sauvé du suicide, c’est de savoir qu’il y avait encore des mots à découvrir et à partager.
Ce roman est une belle peinture de l’Islande. La pêche à la morue est emblématique des pays nordiques. « La plupart des villages d’Islande ont été construits sur les arêtes de morue, lesquelles sont les piliers qui soutiennent la voûte des rêves. » (p. 81) Si on en doutait, on constate que l’Islande est le pays du froid, que ce soir sur terre ou sur mer. La neige, la glace et le vent sont autant d’éléments éternels et immuables de ce pays : ils semblent défier les vivants et se moquent bien des pêcheurs engloutis dans les profondeurs gelées de la mer. Je m’interroge d’ailleurs sur le titre : quid de la mer qui est tout de même un élément essentiel au nœud de l’intrigue ? Certes, le gamin s’en éloigne après la mort de son ami, mais sans elle, il n’y aurait pas eu de drame.
Voici enfin le point négatif de ce roman : pour moi, l’oubli de la vareuse est totalement improbable. Certes, Bardur était tout à sa poésie, mais il faisait glacial avant même qu’il monte dans la barque. En outre, comment ses camarades, et surtout le gamin si occupé de son ami, ont-ils pu ignorer que Bardur avait oublié sa vareuse ? Enfin, la barque attend un moment à l’arrêt le signal du départ : Bardur a forcément eu froid et je ne comprends pas comment il peut attendre la haute mer pour prendre conscience de son oubli. Mais peut-être est-ce moi qui projette mon confort de frileuse sur cet homme rude, habitué à une vie rugueuse. Toutefois, il me semble que le roman se fonde sur une invraisemblance qui rend peu crédible le drame.
L’amitié entre le gamin et Bardur est palpable et très émouvante. Il s’agit donc d’un beau roman, bien construit, hormis la réserve que j’ai évoquée. Certaines descriptions manquent un peu d’âme, mais on se laisse facilement emporter par cette histoire de mer et de deuil.