Biographie d’Alexis Sempé, sur la base des carnets, de la correspondance, des discours et des photographies de Gaston Revel.
Né en 1915 dans l’Aude, Gaston Revel se destine très tôt à l’enseignement. Pacifiste et sensible aux idées du Front populaire, il développe rapidement une forte conscience politique qu’il exprime notamment dans sa longue correspondance avec Janos Mezei, un ami hongrois, et chaque lettre sonne comme un manifeste lancé d’une tribune anonyme. « Nous pendrons le dernier Croix de feu avec le dernier boyau du dernier des curés. » (p. 34)
L’instituteur fait sa drôle de guerre à Bitche, en Moselle, mais il est envoyé en Algérie en 1940 pour éduquer les « indigènes », comme on les appelle en France. À Aïn-Tabia, il est le témoin révolté de l’oppression coloniale. « Il découvre finalement une Algérie éloignée de celle représentée en 1930 lors du centenaire de la conquête, ou en 1931 dans le cadre de l’Exposition coloniale. » (p. 104) Le fleuron colonial français est pauvre et manque de tout. Très peu d’enfants sont scolarisés et les programmes scolaires ne sont pas adaptés au pays : qu’a donc à faire un enfant de fellah des sous-préfectures françaises ? Ne vaudrait-il pas mieux lui enseigner davantage sur son propre pays. Mais attention, à cette époque, l’Algérie, c’est la France. « Persuadé du rôle émancipateur de l’École républicaine, Gaston Revel espère apporter beaucoup aux petits ‘indigènes’. » (p. 160) En quelque sorte, l’instituteur est une réminiscence des Hussards noirs de la troisième République : il est convaincu de la nécessité du savoir dans la constitution d’esprits éclairés et libres.
À la fin de la guerre, son engagement communiste est officiel. « La guerre terminée, Gaston Revel repart en Algérie avec des idées politiques affirmées. Il semble que sa maturation en ce domaine, après plusieurs expériences, arrive enfin à son terme. Sa difficile mais enrichissante expérience d’Aïn-Taiba l’a certainement poussé à une réflexion sur les méfaits du colonialisme. De plus, même sans preuve, on peut supposer que les deux ans et demi passés sous l’uniforme au contact de ses camarades africains ont pu aussi jouer un rôle non négligeable dans sa prise de conscience anticoloniale. Enfin, l’affrontement face aux puissances de l’Axe l’a persuadé de l’importance de la lutte contre le fascisme. Afin de lutter contre ces deux fléaux, mais aussi dans l’espoir de construire un monde meilleur, il entre au PCA. » (p. 172) Gaston Revel est maintenant instituteur à Bougie, une ville au nord de l’Algérie. Il s’y révèle un maître dévoué à ses élèves et un homme investi dans la vie civile.
Gaston Revel est très apprécié des Algériens et il entre dans leurs cercles. « Il est celui qui semble réaliser le mieux la jonction entre les Européens et les musulmans au sein du Parti communiste, mais aussi dans la population bougiote. Même s’il suscite le respect des musulmans, ce qui l’amène à être élu au conseil municipal en 1953, il veut être aussi le représentant des Européens qu’il n’oublie pas. » (p. 255) Ce natif de l’Aude semble être l’incarnation du parfait colon, si un tel être peut être envisagé sans paradoxe : il tente de concilier deux cultures et deux populations sans reconnaître aucune prééminence des unes sur les autres. Contraint de quitter définitivement l’Algérie en 1965, Gaston Revel ne cesse pas son activité au sein du Parti communiste et même s’il parle peu de son expérience algérienne, il l’évoque parfois dans des lettres parues dans L’Humanité.
Dans ses carnets, Gaston Revel se révèle très minutieux : ces écrits tiennent autant du journal intime et du recueil de pensées que de la chronique de l’histoire en marche. Mais Gaston Revel ne se contente pas d’être un observateur de son époque. Engagé au sein du Parti communiste algérien et de la CGT, il s’est farouchement opposé à la politique coloniale française tout en rejetant les dérives du nationalisme algérien. Dans un sens, il me rappelle Albert Camus qui, à force d’être d’ici et de là-bas, finit par n’être de nulle part, meurtri de n’avoir pas su concilier deux pays d’égale importance à ses yeux.
Le travail de compilation et d’analyse d’Alexis Sempé est impressionnant. Sa biographie de Gaston Revel se déroule avec fluidité, plaisamment rythmée par les extraits de la correspondance de l’instituteur, mais aussi par des photos et de nombreux types de documents, comme des discours, des articles et autres archives. J’ai particulièrement apprécié les photos des gamins si fiers de poser pour Monsieur l’instituteur. Je suis fermement convaincue que l’éducation doit être un des fondements des sociétés – et quand je vois ce que devient cette institution en France, je pleure – : c’est donc avec un intérêt presque militant que j’ai lu cette biographie. À chacun ses opinions politiques et je ne partage pas toutes celles de Gaston Revel, mais son engagement auprès des enfants algériens et du pays dans son ensemble m’a profondément touchée.