Parce qu’elle vient d’avoir cinquante ans, qu’elle n’a pas d’enfant, qu’elle est célibataire, en somme qu’elle n’est nécessaire à personne, Dorritt doit intégrer l’Unité. « Il n’y a plus d’excuse pour ne pas procréer. Il n’y a plus d’excuse non plus pour ne pas se tuer au travail lorsqu’on est parent. » (p. 39) Dans l’Unité, désormais, tous ses besoins sont pris en charge : elle est logée dans un bel appartement, nourrie, habillée et a accès à tous les loisirs qu’elle désire. En contrepartie, elle doit participer à divers programmes de recherche scientifique et donner ses organes dès qu’ils sont utiles à une personne nécessaire, à l’extérieur. Enfin, tout contact avec l’extérieur lui est désormais interdit. Si Dorritt semble d’abord accepter sa réclusion volontaire, l’arrivée d’une nouvelle personne va tout bouleverser.
Dorritt est la narratrice de ce récit très angoissant. Si la fin, comme dans de nombreuses dystopies, voit la victoire du système sur l’individu, il y a tout de même un vent de changement qui souffle et la machine semble à deux doigts de se gripper. « Apparemment, nous coûtons cher à entretenir. / Exactement… et pourquoi en définitive ? […] Nous sommes comme des poulets ou des porcs élevés en plein air. La seule différence, c’est que les poulets et les porcs vivent – espérons-le – dans une heureuse ignorance de tout ce qui n’est pas le présent. » (p. 72 & 73) Mais le luxe et le confort ne peuvent en aucun cas acheter la vie ou compenser la douleur.
Je n’en dis pas davantage pour ne pas déflorer ce très intelligent roman d’anticipation. L’intrigue est relativement simple, mais tout à fait glaçante. Dans une Suède du futur, parfaite démocratie où la liberté d’expression est strictement respectée, le rendement économique est devenu une obsession, à tel point que la valeur d’un être humain est mesurée à l’échelle de la production et de la consommation. Les adultes nullipares, en ne procréant pas, sont pointés du doigt et qualifiés d’improductifs. Ils ne sont pas mis au rebut de la société, mais intègrent une gigantesque banque d’organes. « Je ne suis qu’un intendant veillant sur les organes vitaux. » (p. 163) Se posent alors de nombreuses questions. Comment mesure-t-on la valeur sociale d’un être au sein d’un système ? Qu’est-ce qui détermine l’utilité d’un homme dans la société ? Est-ce un crime d’être inutile et à la charge du système ?
Il est donc impossible, sous peine de mort à plus ou moins long terme, de ne pas avoir d’enfant, qu’on en ait ou non le désir. Mais quand la survie sociale dépend de la procréation, dans quelle mesure les parents peuvent-ils aimer/vouloir leur enfant ? Devient-il un sauveur ou un être imposé qui entrave un style de vie qui diffère du canon social ? L’unité pose des questions très actuelles, notamment si je le rapproche de l’attitude de certains jeunes (ou moins jeunes) parents devant mon absence d’enfants – qui est loin d’être un choix. Pour eux, je suis moins, pas tout à fait, pas vraiment, pas encore. Ou encore je ne sais pas, je ne peux pas savoir et mon quotidien est moins important, mes activités sont moins primordiales et mon emploi du temps est forcément plus malléable. Faut-il donc avoir un enfant pour obtenir une place et une reconnaissance dans la société ? Hélas, il semble bien que oui.