Narcisse Pelletier est un jeune matelot français. Il a 18 ans quand, pour une raison inconnue, la goélette Saint-Paul sur laquelle il a embarqué le laisse à terre après une mission de ravitaillement. « Ce n’était pas un abandon délibéré, une trahison qui le visait personnellement, mais la conséquence d’une situation périlleuse. » (p. 15) C’est en tout cas ce que Narcisse préfère croire. Seul sur une plage d’Australie, il est d’abord persuadé que le navire va faire venir le chercher, mais les jours passent et aucune voile ne se montre au large. Alors qu’il est sur le point de mourir de soif et de faim, il rencontre une tribu de sauvages. Désormais, sa survie dépend de ces humains à la peau sombre, nue et tatouée.
Près de vingt ans plus tard, un navire anglais le retrouve et l’emmène à Sidney. Il est pris en charge par Octave de Vallombrun, membre de la Société française de géographie, qui est fasciné par cet homme revenu à l’état sauvage et ayant oublié sa langue. « Il y a deux personnages en lui : un matelot enfermé au cachot depuis des années et qui lutte pour en sortir ; et un diablotin sauvage qui bataille pied à pied pour l’en empêcher. » (p. 123) Pendant des mois, avec patience et curiosité, le savant ramène Narcisse vers la civilisation. « Il n’apprend pas notre langue comme le ferait un nourrisson ou un étranger : il la retrouve en lui. Il redécouvre ce qu’il a toujours su, puis oublié sur des plages australiennes. » (p. 78) Octave de Vallombrun transmet toutes ses observations, ses petites victoires et ses déconvenues au président de la Société de géographie dans de longues lettres détaillées. En dépit de son travail et de sa patience, Octave se heurte toujours aux mêmes mystères : pourquoi Narcisse a-t-il été abandonné sur cette plage et quelle a été sa vie chez les sauvages ? Autant de questions auquel le sauvage blanc refuse de répondre, rendu muet par un tabou inexplicable.
J’ai beaucoup aimé cette lecture, notamment pour sa construction en chiasme. D’une part il y a le récit à la troisième personne des errances de Narcisse, de l’autre il y a les lettres d’Octave de Vallombrun. Le premier expose l’avancée progressive de l’homme vers le sauvage et les secondes présentent le retour du sauvage vers l’homme. Mais il serait naïf, voire crétin, de penser que la civilisation n’est que ce Narcisse a perdu en débarquant sur la plage sauvage et ce qu’il retrouve au contact d’Octave. Au fil du récit, il devient de plus en plus évident que Narcisse a été en contact avec une culture qui n’est sauvage que parce qu’elle se contente de ce qu’offre la nature. Auprès des sauvages et, ensuite, auprès d’Octave, Narcisse se fait une éducation à rebours de la culture qu’il connaissait, ce qui suppose des abandons douloureux et explique le silence du naufragé. « Mourir de ne pas pouvoir penser à la fois ces deux mondes. Mourir de ne pas pouvoir être même temps blanc et sauvage. » (p. 350) C’est comme si Narcisse avait cessé d’exister en tant que Narcisse pendant 20 ans : devenu le sauvage blanc, il ne se reconnaît plus et c’est ce hiatus identitaire qui sert malheureusement de base à la reconstruction de la personnalité de l’ancien matelot.
Le roman de François Garde se présente comme le récit de voyage d’un grand explorateur. Il en a l’accent et la puissance. Le titre, que je trouve d’une singulière beauté, embarque immédiatement le lecteur vers une époque où le monde était encore à découvrir, quand toutes les cartes n’étaient pas encore dessinées. Entre robinsonnade et mythe du bon sauvage, François Garde a créé un nouveau type de personnage qui, comme un pendule déréglé, ne sait plus où est son point de départ. « Aucun, pour tout dire, n’a ainsi adopté entièrement les mœurs et la langue des sauvages. Le cas d’un jeune homme blanc, devenu complètement sauvage, oubliant entièrement ses origines, semble sans précédent. » (p. 272)
C’est sans hésitation que je vous conseille ce roman très humain qui soulève des questionnements qui ne cesseront jamais d’être d’actualité.