Depuis plusieurs années, un jeune garçon accompagne son père, son grand-père et un ami de la famille lors de l’ouverture de la chasse. L’année de ses onze ans, il aura enfin le droit de tirer son premier cerf. Mais alors que son père l’invite à observer un braconnier dans le viseur de son arme, le garçon commet l’impensable et n’en ressent aucune honte. « Chacun de nous ressentant une sorte d’élan. Aucune action anodine. Chacun de nos pas, un nouveau pas vers une fin. Je le savais depuis que j’étais en mesure d’avoir des souvenirs. » (p. 15) La chasse continue, encombrée d’un cadavre, et les trois hommes s’affrontent, chacun avec sa propre idée de ce qu’il faut faire. Le père peut-il encore protéger le fils face à un aïeul qui cite des règles immémoriales et contre un troisième homme qui pense aux conséquences sociales de l’acte de mort. « Tu es mon fils. Je suis ici pour t’aider. J’essaie de comprendre ce que tu peux bien être, et j’essaie de t’empêcher de le devenir. » (p. 209) Ce sombre récit est porté par l’enfant devenu adulte, comme une introspection a posteriori, probablement trop tardive, mais néanmoins nécessaire. Sur les terres familiales de Goat Mountain, le garçon a tout appris de la vie en apprenant la mort, au cours d’une initiation brutale et sauvage.
Attention, texte dense et étouffant ! Impurs présentait déjà une jeune personne flirtant avec trop de plaisir avec la violence et la mort. Sukkwan Island et Désolations montraient les violences que l’on s’inflige au sein des familles. Avec Goat Mountain, la boucle est refermée, ainsi que l’annonce l’auteur en postface. « Ce roman consume les derniers éléments qui, à l’origine, m’ont poussé à écrire : les récits sur ma famille et sa violence. Il revient également sur mes ancêtres cherokees, et leurs interrogations lorsqu’ils furent mis face à l’idée de Jésus. » (p. 249) Sur une terre nord-américaine qui a bien changé depuis la découverte du Nouveau Monde, les récits de la Bible se mêlent au folklore américain et ce mélange culturel interroge l’être humain. « Je me fiche bien de Jésus, mais l’Ancien Testament est un recueil d’histoires d’un temps ancestral, des ombres ataviques parmi lesquelles j’erre sans cesse dans l’espoir d’y trouver une confirmation. » (p. 86) En faisant de l’enfant un tueur naturel, le texte questionne le rapport de l’homme à la mort et au meurtre. « Ce qui est instinctif porte soudain le poids d’une conséquence, notre nature animale trahie par la conscience. » (p. 150) Le narrateur est obsédé par la figure de Caïn, le premier assassin dont l’offrande refusée a été remplacée par un sacrifice païen. Les réflexions métaphysiques et religieuses du narrateur sont finalement profondément humaines : dans un monde et une civilisation en décrépitude, sur des terres vidées de leurs grands troupeaux, l’homme expérimente l’enfer de son vivant, toujours en quête de réponse et de sens. « Dans ce que nous considérons comme inviolable, quelle quantité n’est qu’aléatoire, sans aucun fondement ? » (p. 112)
Dans ce roman, David Vann fait montre d’un style extrêmement percutant, où les phrases ne manquent pas leur cible. Avec une économie de mots et une écriture resserrée qui sait tout dire en ne nommant pas tout, l’auteur porte son texte à un degré de précision que n’avaient pas ses précédents romans. Fluide et obsédante, la narration place le lecteur en lieu et place de l’action : il est impossible d’être un simple spectateur, de ne pas sentir le sang, de ne pas entendre les chairs se déchirer et les cœurs battre au rythme fou des pulsations cosmiques. Et ce constat du narrateur peut devenir celui du lecteur, s’il se laisse prendre au piège du texte. « Une partie de moi-même n’aspirait qu’à tuer, constamment et indéfiniment. » (p. 21)
Profondément ancré dans le courant du nature writing, ce roman époustouflant pourrait également s’inscrire dans ce que j’ai déjà appelé l’human nature writing, l’homme étant sans cesse exclu et partie prenante de la nature. Goat Mountain est un récit âpre, barbare et infanticide : lecteurs qui entrez ici, abandonnez toute innocence.