François est un professeur d’université spécialiste de Joris-Karl Huysmans. Sa carrière semble toute tracée, comme sa vie personnelle : rien de palpitant à l’horizon, quelques vagues exaltations qui se feront de plus en plus rares. « Tout ce que je voyais c’est qu’une fois de plus je me retrouvais seul, avec un désir de vivre qui s’amenuisait, et de nombreux tracas en perspective. » (p. 196) À l’instar de Des Esseintes, le protagoniste du roman À rebours, François souffre de taedium vitae, un tenace dégoût de vivre qu’alimentent une absence de projet et une solitude aigre. Ce qui va bouleverser son existence viendra de l’extérieur. « Que l’histoire politique puisse jouer un rôle dans ma propre vie continuait à me déconcerter, et à me répugner un peu. » (p. 116) En 2022, après un deuxième quinquennat désastreux, le président socialiste doit laisser sa place, mais la configuration politique est surprenante : qui remplacera le président sortant, la candidate du Front national ou le candidat de la Fraternité musulmane ? Alors que la politique française est sur le point de changer de visage et d’orientation, François s’interroge sur la possibilité d’une conversion religieuse, empruntant le même cheminement que Joris-Karl Huysmans décrivit dans son roman En route.
Soumission est une fable d’anticipation, une extrapolation politique, économique et sociale. Mais ce qu’il faut retenir, c’est la fable, la fabula des Latins, cette narration qui invente en racontant. Faut-il prêter foi aux prédictions les plus pessimismes ? L’angélisme doit-il céder le pas au pragmatisme ? Est-il possible de n’avoir aucune idée politique ? « Je me sentais aussi politisé qu’une serviette de toilette. » (p. 50) Ces questions ne sont pas le sujet et si elles le sont, je refuse d’en débattre et d’alimenter de creuses arguties. Certes, Michel Houellebecq joue avec les peurs et les névroses de la société : il brosse un tableau alarmant d’une France en déréliction face à un Islam conquérant qui gagne du terrain grâce à son intelligence politique plutôt qu’en raison de son agressivité activiste. Certes, il place son récit dans un contexte sombre : l’actualité des derniers jours va dans son sens et l’Europe est une poudrière où se heurtent le multiculturalisme et les rassemblements identitaires.
Mais je prends Soumission pour ce qu’il est, un roman, un texte d’invention. François est un antihéros de très bonne facture qui se désintéresse des changements de son temps, ou plutôt qui se laisse porter par eux. Il a bien quelques réflexions lucides sur la situation, mais il revient sans cesse sur sa propre condition, sa minable existence et sa triste angoisse de la solitude. Si le nouveau système politique peut lui offrir enfin un foyer, pourquoi le refuser ? « L’amour chez l’homme n’est rien d’autre que la reconnaissance pour le plaisir donné. » (p. 39) François se soumet, c’est indéniable, mais il se soumet à ses névroses plutôt qu’au nouvel ordre instauré. Parce qu’avant la société, il y a l’individu et que ce dernier est doté d’une considérable force d’inertie.
Je finis sur une citation qui illustre parfaitement mon rapport à Joris-Karl Huysmans – et j’applaudis furieusement l’idée de Houellebecq de faire publier cet auteur en Pléiade : il est grand temps ! – et à d’autres auteurs chouchous comme Émile Zola. Et ne me dites pas que le premier a tout fait pour s’éloigner du second. « Huysmans, c’était ma thèse, était resté jusqu’au bout un naturaliste, soucieux d’incorporer le parler réel du peuple à son œuvre. » (p. 31) La citation finale, donc, est la suivante : « Un livre qu’on aime, c’est avant tout un livre dont on aime l’auteur, qu’on a envie de retrouver, avec lequel on a envie de passer ses journées. » (p. 14) Je n’aime pas Michel Houellebecq, je n’aime pas tous ses textes, mais Soumission m’a tenue en haleine pendant quelques heures. Si j’ai lu ce texte, ce n’est pas pour Houellebecq, c’est pour Huysmans. En fermant l’ouvrage du premier, j’ai plus que jamais envie de continuer à lire les textes du second.