Roman de P. L. Travers. Illustrations de Gertrude Hermes.
Sabrina Lind a onze ans quand elle doit quitter sa maison et ses parents avec son jeune frère James. La guerre qui ravage l’Europe se rapproche en effet de l’Angleterre et il est plus sûr pour les enfants de rejoindre l’Amérique. « Cet été-là n’était pas un été comme les autres, c’était un adieu. » (p. 17) Sur le bateau qui les emmène, les enfants doivent composer entre leur tristesse de quitter leur foyer et l’excitation d’un voyage aux mille promesses. « On ne peut malheureusement rien faire contre le mal du pays. Oublions tout ça, c’est l’heure d’une belle bataille de polochons. » (p. 68) Sous la forme d’un journal, Sabrina raconte la succession des jours et des découvertes. Sous la garde de tante Pel, Sabrina et James inventent des histoires merveilleuses et des aventures sur des îles désertes pour faire passer le temps pendant la traversée.
Une fois en Amérique, les enfants Lind sont confiés à la garde bienveillante d’Harriet et George, des amis de la famille. Alors que les adultes font leur possible pour cacher les inquiétantes nouvelles qui arrivent de Londres, Sabrina et James découvrent New York, la statue de la Liberté et l’Exposition universelle. « Vous savez ce qu’on ressent quand on tourne les pages d’un livre captivant ? Eh bien, l’Amérique, c’est tout à fait comme ça. » (p. 124) L’enfance s’impose malgré tout, malgré la guerre, sans se départir d’une insouciance grave et d’une innocence sage. « Nous ne pourrions pas être des réfugiés de toute façon. Les réfugiés sont des gens qui viennent de Pologne ou de Belgique, qui portent des châles et mangent de la soupe dans des abris et n’ont de maison nulle part. » (p. 132) Le petit James confie ses peines dans ses magnifiques poèmes et exprime son trop-plein d’énergie en boxant tous ceux qui le taquinent d’un peu trop près.
Quel beau roman pour la jeunesse ! Le dernier chapitre m’a brisé le cœur, mais je suis ravie de ne pas avoir retrouvé la rigueur sèche qui m’avait déplu dans Mary Poppins. Ici, les adultes sont tendres et compréhensifs devant des enfants qui ne sont pas systématiquement en faute ou à corriger. Ce sont de jeunes êtres sensibles et doués de raison. Sabrina affiche une jolie maturité pour son âge : on voit poindre en elle la jeune fille délicate et réfléchie qu’elle deviendra. Dans son journal, elle apprend à faire face au quotidien, à approfondir ses réflexions et à pondérer ses sentiments. Le voyage extraordinaire n’est pas que celui qui l’a conduite de l’Angleterre à l’Amérique, c’est aussi celui qui lui a fait quitter l’enfance innocemment aveugle pour entrer dans un âge résolument plus difficile.
L’extraordinaire voyage de Sabrina est un texte émouvant, puissant et drôle. Je le conseille sans réserve aux grands et aux petits lecteurs. Et pour poursuivre la découverte de P. L. Travers, je vous conseille de voir le très beau film Saving Mr Banks, où Emma Thompson incarne une P. L. Travers en négociation face à Walt Disney campé par un facétieux Tom Hanks. Le but de la négociation ? Adapter Mary Poppins au cinéma ! Ce film m’émeut à chaque fois que je le vois. Un dernier mot sur les illustrations Gertrude Hermes : les dessins délicats, les gravures et les croquis subliment ce texte et titillent agréablement l’imagination.