Le narrateur, comédien et voyageur, s’adresse à Madame T., une femme imaginée et sublimée. Il lui fait le récit de ses voyages, de ses expériences sur scène et dans le monde et de ses réflexions. « Je vous aime depuis si longtemps, depuis avant le début, voyez-vous. Les récits sont des voyages au pays des hommes. Voyager, on n’en revient jamais. Je vous écris pour prolonger l’instant, en garder une trace, tordre le cou à la fugacité, à l’oubli, à l’impermanence, ceci sans succès bien sûr puisque c’est vouloir figer l’éphémère et j’aime l’éphémère, nul n’est parfait. Le prendrez-vous, ce temps de me lire, pour me prolonger un peu en vous ? » (p. 9) Entre un voyage et une pièce de théâtre – voyage immobile –, le narrateur fait sentir son goût pour l’anecdote, pour l’histoire infime du quotidien et les petits faits qui constituent indéniablement la trame des grandes épopées. « Madame, il faut bien prendre le temps de fouiller l’histoire, vous ne pouvez pas vous cacher éternellement au milieu de l’Hexagone en prenant connaissance du monde à travers la presse et les mensonges de CNN. » (p. 147 & 148)
Roman épistolaire, carnet de route, déclaration infinie, ce texte prend bien des formes pour parler d’amour. « Je vous espère parfois jalouse, un peu mordue par les mots, mais jamais douloureuse. » (p. 9) Le narrateur use tour à tour de tendres promesses, de reproches amers ou d’admonestations tristes. Il évoque des femmes aventurières, de grandes amoureuses capables de traverser les jungles et les continents pour répondre à l’appel de leur cœur. Et en creux, on peut lire le portrait de Madame T. à qui rien ne fera quitter Paris. Cette femme, le narrateur ne l’a pas encore rencontrée, mais il sait qu’il l’aime déjà. « Je vous rêve, madame, sans vous imaginer totalement. Vous êtes un visage de brume, un corps inaccessible. Je n’entends que votre rire qui me rend fou. » (p. 85 & 86) Alors qu’il semble quitter ses rôles plus facilement que ses voyages, dans un élan de sincérité anticipée, il lui dit tout et lui avoue surtout que, pour supporter le temps qui lui reste avant de la rencontrer, il a besoin de partir aux confins du monde. « Le temps et l’éloignement sont un merveilleux ferment de l’amour, ce qui peut expliquer en partie que je sois toujours si loin, madame. » (p. 24)
Cet amour rêvé est très beau, mais hélas, comme tout ce qui est un peu trop beau, c’est un peu vain. La prose délicate et parfois maniérée de ce love-trotteur m’a beaucoup plu, mais sans complètement m’émouvoir. Certaines formules ont des puissances d’haïkus. « Je vous ai vue derrière une lune de papier huilé avant de disparaître à la naissance du jour. » (p. 234) C’est très beau, très doux, très puissant. Mais il m’a manqué quelque chose dans cette construction féminine, comme si le narrateur, au lieu de finir par animer sa Galatée, décidait d’encadrer son esquisse et de la garder sous verre, de ne jamais la libérer. C’est dommage et ça laisse un sentiment amer d’inachèvement. Toutefois, la lecture de Cher amour m’a entraînée pendant quelques heures dans un monde poétique et dans un voyage enchanté.