En 1361, deux siècles après la vie recluse d’Esclarmonde, la jeune Blanche est fiancée à Aymon, le fils simplet du seigneur du domaine des Murmures. Libérée de son père, un homme brutal qui refusait de l’instruire et qui la battait régulièrement parce qu’elle parlait dans son sommeil, Blanche entrevoit un avenir heureux au domaine des Murmures, ce château qui penche vers la Loue. « Il ne veut pas faire de moi une lettrée, la faute au diable qui entre dans les âmes des filles qui savent lire. » (p. 15) L’enfant veut apprendre à lire et à écrire son nom pour prendre pleinement possession et ne plus laisser les hommes cruels tenter de s’en emparer. « Je suis BLANCHE et je serai mon domaine, mon château, ma maîtresse ; nul ne me pliera plus dès que je serai grande et que mes tétons auront poussé, pas même le diable. » (p. 35) Un jour, dans la nuit et la forêt, elle a tué le diable et a gagné un cheval puissant qui la protège. Dans son univers fait d’enfance, de baignade et d’attente, il y a un ogre, des petites filles mortes qui courent dans les champs en robe rouge, une vieille cuisinière qui prépare les repas les plus délicieux, une fée qui vit dans la rivière et qui emporte les hommes. Et quand un enfant manque de mourir, c’est la nature qui s’éteint. « Le jardin fane et il me semble que la forêt elle-même souffre de ton absence et que tout défleurit. » (p. 143)
De fabuleuses créatures parcourent ce texte, comme ces figures paternelles qui s’opposent : le veuf inconsolé incapable d’être père et le guerrier adouci dévoué à son enfant. Il y a Aymon, l’idiot lumineux et tendre. Il y a la Loue, cette rivière meurtrière et inconscience qui avale les petits comme les guerriers. Et surtout, il y a la vieille âme et la petite fille, deux facettes d’un même être. « La vieille âme, tout effilochée, écoute l’enfant qu’elle a été des siècles plus tôt sans se lasser de ses petits mensonges. » (p. 29) Entre rêve, magie et légende, la vieille âme tente de recomposer les souvenirs qu’elle a gardés, elle essaie de renouer avec la petite fille qu’elle a cessée d’être si jeune. « Nous sommes mortes à douze ans et, depuis, j’ai vieilli, infiniment, à regarder le monde sans en être. » (p. 12)
La terre qui penche est un conte éblouissant nourri de vieilles chansons, de traditions oubliées, de récits fabuleux et de superstitions tenaces. « Oui, gare à l’enfer, gare à l’enfer où l’esprit reste captif d’une chair qu’il a perdue ! » (p. 21) J’ai retrouvé avec un plaisir intense le style large, riche et flamboyant de Carole Martinez, déjà tellement apprécié dans Le cœur cousu et Du domaine des Murmures. La fin du roman est sublime et renvoie à une phrase des premières pages. « Et moi, qui suis une si vieille âme – voilà près de six siècles que je hante ces forêts –, comment pourrais-je me fier à ma mémoire ? » (p. 12) Comme sur un palimpseste éternel, une histoire peut toujours en cacher une autre. Il faut tendre l’oreille pour ne pas la manquer et oser l’imaginer. Ou alors, si on préfère, on peut recommencer l’histoire depuis le début.