Roman de Philippe Claudel.
Après seize ans d’absence, le narrateur revient dans son village natal, bourgade désolée et presque abandonnée, momentanément noyée par une inondation affamée. Ramené par le décès de sa mère, l’homme retrouve des souvenirs et des sensations perdus. « Je revenais vers des lieux engourdis, des paysages qui me parlaient au cœur avec l’accent traînant des peines jamais guéries. » (p. 14) L’élément liquide est omniprésent, sous forme de pluie ou de crue débridée, et il remplace les larmes que le narrateur ne verse pas. « Ma mère était morte depuis deux jours. J’avais honte de ne pas être triste et de ne pas avoir pleuré, tout en sentant au fond de moi-même une sorte de creux à vif et qui ne cessait de grandir. » (p. 28) L’homme n’est pas un nouveau Meursault, mais un enfant blessé qui ne pardonne pas la peine qu’on lui a infligée. Privé de père, absent disparu à la guerre, le narrateur souffre surtout qu’on lui ait volé ses rêves filiaux. « Toutes les familles possèdent, dit-on, d’épaisses strates de silence tendu, des souffrances engluées dans des secrets cachés bien au fond de belles armoires à linge. » (p. 74) À l’adolescence, il fut plus facile de partir sur une colère que de comprendre et de pardonner à l’innocente qu’était sa mère.
La musique des romans de Philippe Claudel est unique et reconnaissable entre toutes. C’est celle d’une antique boîte à musique que l’on remonte gravement pour retrouver, le temps d’une mélodie aigrelette, une enfance confite dans la mémoire et les illusions. Les souvenirs et les peines d’un enfant sont en quelque sorte des reliques précieuses qui supportent difficilement la lumière froide de l’âge adulte. « Parfois de grands malheurs sont ramenés par nos semblables à des proportions raisonnables, et les autres ne nous aident jamais tant que lorsqu’ils dégonflent comme des vessies de poissons, nos forts élans de désespoir. » (p. 36) De remords en pardon perdu, le narrateur sait qu’il ne peut rien effacer des douleurs qu’il a connues et des chagrins qu’il a causés. Ne reste qu’à trouver la sérénité face aux choses que l’on ne peut changer. C’est aussi cela, faire son deuil.
Philippe Claudel écrit sur le deuil avec une plume toujours juste et bouleversante, sans pathétique ni grandiloquence. Les grandes douleurs sont muettes, paraît-il. Grâce à Philippe Claudel, elles ont une voix que l’on n’oublie pas. De cet immense auteur, je vous recommande chaudement Meuse l’oubli et J’abandonne.