Roman de Joyce Carol Oates.
Dans un quartier pauvre du New Jersey, Ednetta Frye cherche sa fille, Sybilla. « Une espèce menacée, les jeunes Noirs. De douze à vingt-cinq ans, on était forcé de craindre pour leur vie dans les bas quartiers de Pascayne, New Jersey. » (p. 13) La gamine est retrouvée quelques jours plus tard, ligotée, maculée d’excréments et d’insultes racistes. Violentée, mais vivante. Vivante, mais mutique. « Personne croira une sale pute nègre sa parole contre la parole d’hommes blancs respectables. » (p. 28) Sybilla ne dit rien de précis sur ce qu’elle a subi et sa mère fait tout pour empêcher la police, les médecins ou les services sociaux d’approcher. Dès le début, quelque chose cloche dans l’histoire de Sybilla. Elle accuse des policiers blancs de l’avoir enlevée et violée : quelle est la part de vérité dans ce crime soi-disant haineux et racial ? « Car le racisme est une plaie sauf quand il est à notre bénéfice. » (p. 41) Alors que plane encore le souvenir des émeutes de 1967, la communauté noire américaine de Pascayne a bien du mal à faire valoir ses droits devant les blancs. L’affaire de Sybilla, d’abord négligée par les médias, devient un scandale retentissant quand le charismatique révérend Marus Murdrick s’en empare et en fait une croisade pour la justice noire. « Nous allons secouer la conscience de l’Amérique blanche en révélant ce qui a été fait à Sybilla Frye : votre fille est une martyre, mais elle sera bientôt une sainte. » (p. 127) Le crime devient sensationnel et la vérité s’éloigne d’autant plus, faisant au passage des victimes collatérales.
Comme souvent, Joyce Carl Oates s’empare avec talent d’un fait divers et le transforme en un récit percutant et gênant. L’auteure connaît son pays et les hontes qu’il ne parvient pas à cacher. Racisme et ségrégation positive sont deux revers d’une même médaille de déshonneur accrochée au cou d’une Amérique qui n’est pas la terre promise pour tous. « Être femme et noire : on ne pouvait cumuler plus de désavantages. » (p. 96) En jouant sur les demi-confessions, les presque vérités et les mensonges extorqués, le récit crée son propre écran de fumée. Et le lecteur ne cesse de se demander si Sybilla Frye est une victime ou une affabulatrice, si Ednetta Frye est vraiment une mère trop protectrice. Différents narrateurs s’expriment et présentent une vision différente de l’affaire, mais le puzzle reste incomplet. Et l’injustice et l’oppression gagnent sur l’innocence et la vérité. Sacrifice est un roman fascinant et profondément dérangeant.
De cette auteure, je vous conseille Nous étions les Mulvaney ou Mon coeur mis à nu.