Un 20 février du siècle dernier, ils étaient 24 industriels et autres magnats de la finance à se rendre au Reichstag pour rencontrer le jeune et dynamique chancelier Adolf Hitler. « Le fond du propos se résumait à ceci : il fallait en finir avec un régime faible, éloigner la menace communiste, supprimer les syndicats et permettre à chaque patron d’être un Führer dans son entreprise. » (p. 15) Après la rencontre, les patrons d’Opel, Krupp, Allianz, Siemens ou encore Bayer ont tous mis la main au portefeuille pour soutenir le parti nazi et ses ambitions, martiales dans la forme si ce n’est de nom. Pendant ce temps, le reste de l’Europe refuse de prendre au sérieux la menace. Alors, on sourit dans les ambassades, on sourit dans les dîners et on sourit dans les journaux. La guerre semble inévitable, mais dans un sens, le monde ferme les yeux. Et Hitler en profite : il impose ses exigences délirantes à l’Autriche, puis aux Sudètes. « Les plus grandes catastrophes s’annoncent souvent à petits pas. » (p.50)
80 ans plus tard, qu’en retient l’Histoire ? Que de grandes entreprises ont employé, plus ou moins sans le savoir, des prisonniers des camps de concentration. « La guerre avait été rentable. » (p. 88) Que les Juifs, même longtemps après, sont encore et toujours accusés d’avoir coûté trop cher. Que la mémoire est oublieuse, en dépit des injonctions à se souvenir. « L’Histoire est là, déesse raisonnable, statue figée au milieu de la place des Fêtes, avec pour tribut, une fois l’an, des gerbes séchées de pivoines, et, en guise de pourboire, chaque jour, du pain pour les oiseaux. » (p. 91) C’est avec cynisme et amertume que le narrateur revient sur les évènements administratifs et mondains qui ont précédé la Deuxième Guerre mondiale, et sur l’alarme vociférante qu’ils lançaient et auxquels la vieille Europe est restée sourde. « Ne croyons pas que tout cela appartienne à un lointain passé. » (p. 89)
On sent chez Éric Vuillard une profonde compréhension du langage cinématographique – normal puisqu’il est cinéaste et scénariste – et chaque description a la précision d’un plan séquence. Comme dans les tragédies antiques, l’engrenage est parfaitement huilé et inexorable. Fatal à tous les titres. Bien que l’on connaisse l’issue, on voudrait que quelqu’un intervienne, qu’une voix s’élève et que tout soit évité. Mais la fatalité gagne à tous les coups.