Jacques Rougeron est bègue. « Pour chaque mot étudié, il en trouvait deux autres. Des mots pour bègue. Des mots de relève, de secours, de remplacement. Des mots qui attendaient la défection d’un autre, cachés dans les fourrés du fond de la gorge. » (p 69) Son meilleur copain, le petit Bonzi lui a dit qu’il existe des herbes qui guérissent de tout, alors Jacques mange celles qui poussent au bas de son immeuble. Il a bien conscience que ce n’est pas bien normal : à l’instar de tous ses mensonges et de toutes ses bêtises, il l’écrit sous son sommier, attendant la sanction paternelle comme une évidence et une délivrance. « Jacques a toujours cette peur. Il a peur de rentrer. Peur de la nuit qui vient. Peur de la maison. Peur de demain surtout. Il se dit que demain est trop près d’aujourd’hui, que les demains, tout peut arriver. » (p. 49) À l’école, heureusement qu’il a le petit Bonzi pour l’aider face aux copains pas toujours sympas et face à Manu, l’instituteur si gentil qu’il en est désemparant. Mais cela ne suffit pas. Par un enchaînement affreux d’angoisses, de dissimulations, de mots qui se dérobent, voilà que Jacques annonce une information terrible à l’école, pas tout à fait vraie ni tout à fait fausse, mais certainement pas véridique : pour s’en protéger à la maison, il renchérit avec un mensonge encore plus énorme devant ses parents. Hélas, ces derniers ont rapidement rendez-vous avec Manu : la date s’approche, c’est vendredi, c’est dans deux jours, c’est demain. Jacques s’attend à mourir, écrasé par la révélation de ses inventions et de ses conneries de gamin.
Le petit Bonzi, c’est un peu l’antithèse d’une scène célèbre du film Les 400 coups, à savoir que le mensonge affreux du gamin n’est jamais découvert ni puni. Mais ça n’empêche pas qu’une personne en soit victime. Et c’est d’autant plus bouleversant que le sacrifié est un adulte, un adulte aimant, un adulte triste qui par son effacement rend à un petit garçon le lien avec un père qu’il croyait perdu. « C’est important, un père. C’est grave, un père. C’est essentiel, un père. Même méchant, même absent, même ailleurs, même quand il lève le martinet. » (p. 137) C’est le premier roman (et le premier roman tout court de l’auteur) de Sorj Chalandon que je lis. Ce ne sera pas le dernier. En moins de 180 pages, l’écrivain offre un texte percutant, au style qui tord les entrailles tant il est juste et profond. Il prouve la puissance des surnoms qui, bien souvent, marquent l’identité profonde des êtres, là où l’état civil entrave l’individu ou l’éloigne des autres. Ayant presque tout lu de Philippe Claudel (ô tristesse infinie), il me fallait un autre immense auteur de langue française du même tonneau pour me consoler. Et soyez certains que c’est avec des délices infinies que je vais me noyer dans l’œuvre de cet écrivain.