Les vies de Jacob

Texte de Christophe Boltanski.

« Tu t’accumules. Tu t’amoncelles. C’est une manie chez toi. Tu collectionnes les identités comme d’autres rassemblent des timbres-poste ou des papiers d’oranges. Tu es plusieurs à tel point que l’on peine à te suivre. » Dans un album à la couverture verte, 369 photos du même homme, Jacob, prises entre 1973 et 1974. 369 portraits de photomaton qui se différencient par des accessoires, des coiffures et des attitudes multiples. « Seul face à ton reflet, tu ne cherches pas à t’embellir ou à te magnifier. Même quand tu mets tes lunettes noires, ta casquette de pilote, ton uniforme de soldat ou ton bonnet de laine, tu te montres tel que tu es. » Avec cet album trouvé aux Puces, Christophe Boltanski se heurte à un mystère : qui est cet homme ? Pourquoi a-t-il autant voyagé entre la France, la Suisse, l’Italie et Israël ? « Un officier du renseignement allait-il être démasqué par son album photo ? »

L’auteur part sur les traces de Jacob : en reconstituant fil à fil la trame de cette existence, il se frotte aussi à la grande Histoire. « À force de courir après un fantôme, j’en venais à douter de la réalité même de ses voyages. » Il découvre un homme épris de liberté, saturé de rêves et débordant de vie. Il y a une véritable intention artistique derrière l’accumulation obsédante de ces selfies avant l’heure. « C’est ta machine à te dupliquer. Tu arrives seul et tu repars en quatre exemplaires. Tu te soustrais pour t’additionner. » C’est plus qu’une identité que Christophe Boltanski reconstitue, c’est une famille et une tranche d’histoire tirée de l’anonymat et de l’oubli.

Ce texte m’a beaucoup émue. À mesure des pages et en suivant l’enquête de l’auteur, j’ai regretté de ne pas avoir connu Jacob, cet homme rendu presque abstrait par le format de la photo d’identité. « Rien de plus froid, de plus lisse, de plus trompeur qu’une effigie certifiée aux normes. » Mais Jacob est en fait immensément complexe et riche de dimensions qui se déploient si l’on prend le temps d’observer l’homme au-delà de la photographie.

Lu dans le cadre du prix Place Ronde – Écrire la photographie, édition 2022.

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