Le narrateur, omniscient, non incarné, parle au héros du titre. Le tutoiement est fluide : ce n’est pas un dialogue, c’est une adresse. Le latin parlait de vocatif et rien n’est plus juste : la voix peint le portrait du jardinier. Cet homme qui travaille la terre trace aussi des sillons d’encre sur les pages. « Toutes ces grosses boucles blanches qui se détachant sur le fond de la nuit étaient des feuilles de papier roulées en boules, les poèmes ratés que tu avais jetés dans la corbeille à papier, tu ne savais pas que ta corbeille à papier était le ciel d’ici. » (p. 14) La voix raconte le travail de titan du jardinier-démiurge dans son potager-cosmogonie. Le labeur semble infini, sans cesse remis sur l’ouvrage patient des saisons. La voix lance un chant joli en hommage à l’entêtement aveugle des semences et à l’attente minutieuse du cultivateur. Mais soudain, le créateur laborieux s’effondre de toute sa hauteur sur son monde. Les hommes meurent-ils dans les choux ?
Une vie de souvenirs déferle, le point final tarde à venir et laisse la place au point-virgule. Il y a encore tant d’événements minuscules à dire avant que le jardinier ne meure ! « Tu penses parfois qu’il y aura une dernière tartine un dernier bifteck une dernière bière. » (p. 81) Il faut raconter les odeurs, les images, les émois, les milliers de sensations qui ont fait que cet homme a été, vraiment, cet homme. Jusqu’au bout, la sensibilité réclame ses droits et les terminaisons nerveuses n’en finissent pas de tressaillir, même si c’est par la seule mémoire. La voix se lance dans une tentative d’épuisement : elle dit cet homme ordinaire, depuis l’enfance, depuis l’indiscernable et l’inutile ; elle dit la succession des choses, les découvertes et les oublis. Au terme de ce passage en revue au seuil de la tombe, une dernière merveille retentit, déchirante : l’amour.
J’aime sentir que j’appartiens à une communauté de lecteur·ices. Ici, je la trouve au détour d’une page, quand la voix en appelle aux beautés de Joris-Karl Huysmans, si cher à mon cœur. Après Le lapin mystique (que j’ai évidemment lu pour son titre), je poursuis ma découverte de l’œuvre de Lucien Suel. Lire les grand·es auteur·ices contemporain·es de leur vivant, c’est la meilleure reconnaissance à leur offrir. Parce qu’outre-tombe, les lauriers fanent aussi. « Tu sais que personne ne viendra, tu vis tes derniers instants en ce jardin sur cette terre. » (p. 156)