« J’écris à l’encre rouge avec le stylo noir du père. J’écris sur ses propres écrits. Je les recouvre de mes mots à moi. » (p. 9) En endommageant l’unique exemplaire du livre publié par son géniteur, au sein même de la Grande Bibliothèque, il exorcise ses souvenirs d’enfance traumatiques et règle ses comptes avec ses parents, la mère actrice et dépressive et le père coupable de trahison nationale. « J’allais vivre de haine et de petits-beurre. » (p. 228) Le métier de Simon, c’est l’influence : pernicieuse, sournoise, violente, décomplexée. Au sein d’une équipe de trolls institutionnels, il façonne les esprits pour faire réélire la présidente sortante, Valérie Pereira. « Nous travaillons l’opinion à son insu, sur les réseaux et dans les inconscients. » (p. 24) À mesure qu’il progresse dans le texte de son père, Simon commence à regarder en arrière, à lire sous les lignes et à mettre en doute ce qu’il croyait. Son propre écrit prend de l’ampleur et n’est plus seulement une façon de tuer le père, mais bien une tentative d’enfin le comprendre. « Sans ouverture, sans curiosité, vous ne pourrez jamais achever le travail que vous avez commencé. Il vous faudra, un jour ou l’autre, accepter de faire confiance à quelqu’un. Recevoir un avis, un retour, sur votre travail en cours. » (p. 171)
Ce roman se place de lui-même sous le haut patronage de Ray Bradbury, Aldous Huxley et Eugène Zamiatine. Sans rien inventer, il prend une place méritée dans la littérature dystopique et la politique-fiction. L’entreprise pour laquelle travaille Simon s’appelle Spartacus Analytics. Voilà un bien grinçant oxymore : d’une part le meneur de la rébellion d’esclaves contre l’ordre établi, de l’autre la volonté affichée de manipuler le peuple par la data. « Une bonne rumeur, c’est de la fréquentation, du trafic et du clic hystérique. Une bonne rumeur, c’est la possibilité de récolter un maximum d’information sur celles et ceux qui se connectent aux serveurs surchauffés. Un véritable trésor de guerre qui trouvera facilement acquéreur en vue des prochaines élections. » (p. 63) Dans la France pas si lointaine où vit Simon, l’histoire est réécrite et le repli nationaliste est érigé en valeur première. Le père du narrateur a d’ailleurs été jugé pour son travail sur un obscur camp de rétention en Camargue, des années plus tôt, avant de disparaître.
Le roman se présente d’un bloc, sans chapitre, sans paragraphe, sans saut de ligne. Les différents textes s’intercalent sans se laisser respirer : le récit de Simon, les extraits du rapport historique de son père et les définitions du dictionnaire. Dans le monde créé par l’auteur, le papier manque, alors pas question de le gâcher avec de la mise en page. Évidemment, cela rend la lecture étouffante, mais l’expérience est extraordinaire, absolument inoubliable. Alexis Ragouneau m’avait époustouflée avec Opus 77 : il fait encore plus fort avec Palimpseste.