Texte de Vladimir Pozner.
Au terme de son existence, Léon Tolstoï fuit son domaine d’Iasnaïa Poliana, quitte sa famille et « sa femme, surtout sa femme » (p. 24). Accompagné de sa fille Alexandra, il prend le train. Mais rattrapé par la maladie et la vieillesse, il doit faire halte en gare d’Astapovo, un bourg de cheminots, qui, pendant quelques jours, « devint la capitale de la Russie. » (p. 11) Les journaux du pays entier envoient sur place des correspondants. La mort du plus grand auteur russe est suivie minute après minute. Les dépêches, les télégrammes, les témoignages des journalistes et des proches, les bulletins de santé émis par les nombreux médecins retracent l’agonie de l’écrivain.
Un avis au lecteur explique la facture du texte: la compilation des dépêches émises pendant cette tragique semaine est couplée avec des extraits des journaux intimes des époux Tolstoï, des morceaux de correspondance personnelle et des témoignages d’amis et de proches. Entre la nature brute des faits et l’impuissance révélée par les bilans médicaux, l’amour et la haine, l’exaltation et l’indifférence se disputent la vérité sur les quarante-huit ans de mariage du couple Tolstoï.
Fait étrange: le récit s’ouvre sur une liste des personnages, comme si le texte était une fiction. Y figurent toute la famille Tolstoï, les amis, les médecins, les journalistes, les employés du chemin de fer et du télégraphe, les autorités civiles, militaires et religieuses. Si ce texte n’est pas un roman, il y a toutefois une entité qui a la puissance d’un personnage, le télégraphe: « Le télégraphe […] sera bref et précis. Il sera mortellement éloquent et tragique. Malgré l’absence de points d’exclamation. Malgré les journalistes. » (p. 28) Le narrateur de cette histoire, c’est un peu lui, c’est surtout lui.
Le récit a des allures de roman-feuilleton. Le lecteur, et les lecteurs des journaux de l’époque, comme La Parole russe, attendent la suite des évènements. De dépêches en communiqués, l’agonie de Tolstoï est pleine de rebondissements: poussées de fièvre, faiblesses respiratoires, sommeil agité, etc. Mais l’émotion, que l’on croirait impossible en raison de la forme journalistique et factuelle du texte, « des faits, rien de que faits » (p. 42), explose à chaque ligne. J’ai revécu la mort de l’écrivain, minute par minute, pendue aux lignes comme on peut être pendu à la radio ou à la télé devant une catastrophe imminente.
Au seuil de la mort, Léon Tolstoï déchaîne encore les passions. Celui qu’on appelle « le soleil de la Russie » (p. 42) est un héros populaire dont les dernières heures soulèvent des vagues d’émotion diverses dans le pays entier. Ses disciples et admirateurs envoient des messages de soutien, des recettes de grand-mère, des paroles de réconfort, des prières. « Parmi les cheminots, plusieurs n’ont jamais rien lu de Tolstoï. Ils savent simplement qu’il défend le peuple. » (p.84) Le clergé est bien moins tendre. Tolstoï est une figure de proue suivie par le peuple. Excommunié à cause d’un chapitre de son livre Résurrection, il est « l’ennemi du chrétien, l’ennemi de Dieu » (p. 60) pour l’Église orthodoxe russe. Si l’apostat meurt sans se confesser, sans revenir dans le giron de l’Église, les autorités religieuses craignent un soulèvement populaire suivi d’un rejet de son pouvoir.
Tout le monde veut un morceau de cette mort qui devient en quelques heures un évènement national. La petite bourgade d’Astapovo s’organise et s’équipe pour accueillir la masse de journalistes. Les frères Pathé dépêche un photographe pour obtenir des clichés du lieu, de la famille et, si possible, du mourant. Le texte de Vladimir Pozner est un témoignage incroyablement précis, paru en 1935. L’effervescence qui entoure les derniers jours de l’auteur me rappelle la folie médiatique qui a régné autour de la mort de Mickael Jackson et de sa famille en 2009. Le King of Pop n’a rien inventé. Les journalistes acharnés du début du siècle avaient déjà tout des paparazzi.
La première de couverture est un détail de la toile d’Ilya Repine intitulée Léon Tolstoï se reposant dans la forêt. La sérénité chaude qui se dégage de l’oeuvre contraste étrangement avec l’affolement glacial du texte. Je ferme ce livre avec émotion et recueillement. Aucun point de comparaison avec le texte d’Élisabeth Jacquet, Anna Karénine c’est moi, que j’avais trouvé poussif et grossier.
Un mot sur l’auteur pour finir. Vladimir Pozner est un écrivain russe francophone connu pour ses engagements politiques. Antifasciste, impliqué dans la libération d’intellectuels républicains espagnols, il produit des textes brûlants sur l’actualité politique: l’extermination des Juifs, la guerre d’Algérie, etc. Quand on connait les théories sociales de Léon Tolstoï, son attachement pour le peuple, sa volonté de trouver une société plus juste et son goût pour la simplicité, je trouve que Pozner était l’auteur qu’il fallait pour retracer l’agonie du patriarche.
Je recommande ce texte aux amateurs de biographies originales. Certes, le texte ne s’intéresse qu’à la dernière semaine d’une existence particulièrement riche en évènements, mais c’est une semaine très finement écrite.