Roman de Fabrice Lardreau.
« Bienvenue à Medisën, ville archipel, cité lacustre » (p. 11) et siège du pouvoir d’un pays qui glisse lentement vers la dictature. Des lois nouvelles régissent la chasse, les tenues vestimentaires, l’immigration et la liberté de circuler. « Le nouveau régime a-t-il aussi l’ambition de remodeler la Terre ? Le centre de plusieurs villes du pays, dont l’architecture était jugée d’influence norda, a été totalement rasée et reconstruit selon les normes : la cité est notre reflet. » (p. 113) Le pouvoir fait la part belle à la nature, mais pourchasse sans répit les terroristes nordas issus d’une ancienne colonie.Avec des principes comme l’épuration, le contrôle de l’énergie et la propagande, le pays court après un idéal, celui de renouer avec l’Âge d’Or. « La guerre au métissage est la clé de voûte du système : c’est en se mélangeant que les êtres, les œuvres ou les sociétés déclinent. Ce qui vaut pour l’humain ou l’écosystème s’applique à la musique, à la peinture et à la littérature. Retrouver la pureté originelle, le monde d’avant, voici le problème et la solution, disent-ils. » (p. 62)
C’est à Medisën, dans cette capitale au-delà du cercle polaire, que vivent Paul Janüs et Philip Niels. Le premier est fasciné par un candidat aux présidentielles, l’outsider Stalitlën qui prône une tolérance zéro envers les terroristes et l’immigration norda. Le second part à la recherche de son voisin disparu et parcourt le pays sur les traces d’un éventuel complot national. Alors que Paul Janüs semble avoir toutes les raisons d’embrasser la dictature en marche, Philip Niels, pourtant « héros d’un jour, symbole de la Nation » (p. 23), se secoue de sa torpeur et prend conscience des abus que commet le pouvoir. « Les gouvernements qui s’en prennent aux immigrés et, peu à peu, dans l’hypocrisie la plus totale, sous prétexte de leur « couper l’herbe sous le pied » disent-ils, d’éviter l’avènement d’une dictature, imitent les extrémistes. » (p. 38)
En marge du récit se dessine la culture et la rébellion norda. Le statut des Nordas est flou : « Notre pays a toujours hésité entre une politique d’assimilation et semi-autonomie à l’égard de la République du Nord. » (p. 69) Les Nordas se regroupent autour d’une religion et d’un traité intitulé Nord absolu. Et c’est leur évocation qui révèle un hiatus : dans les pages où le lecteur suit Paul, les Nordas sont encore intégrés dans la société, mais dans celles consacrées à Philip, ils sont stigmatisés et persécutés. C’est finalement quand Paul et Philip se rencontrent qu’éclate le sens complet du roman et que le temps se remet à courir.
Le nord absolu est en principe ce point physique que pointent toutes les boussoles et qu’elles ne peuvent indiquer si elles l’ont rejoint. Ici le nord absolu participe de la mise en scène des confins humains et politiques. Après ce point d’acmé n’est possible que le retour en arrière, la dégringolade. Fabrice Lardreau réfléchit sur ce qui pousse l’homme à adhérer à un régime dictatorial, à se fermer à l’autre dans un réflexe de méfiance exacerbée et à brandir sa lâcheté comme seule bouée de sauvetage.
Le récit balance entre Paul et Philip : alors que le second est le narrateur de son périple, le premier semble n’être qu’un pion que l’on promène dans tous les sens et même à rebours. Et il y a cette voix narrative anonyme jusqu’à la toute fin du roman, voix qui s’adresse au lecteur et qui semble toujours avoir un coup d’avance. Le lecteur est-il dupé ? Pas vraiment puisque l’auteur distille au fil des pages les clés du récit.
Riche en échos et références (Stalitlën/Staline ou Janüs/Janus antique), le roman de Fabrice Lardreau couronne un mouvement littéraire dystopique encore trop timide en France. Fable politique, écologique et sociale, Nord absolu fait froid dans le dos et interroge sur l’engagement humain, mais sans donner de solution. Dans La zone du dehors, Alain Damasio faisait dire à un de ses personnages « Pour moi, le peuple a le pouvoir qu’il mérite et n’a pas d’excuses. » (p. 280) Fabrice Lardreau propose un excellent récit aux accents similaires tout aussi inquiétants.