Recueil de nouvelles d’Anne-Catherine Blanc.
Poerava – « Poerava était née au temps de la mémoire perdue. Comme tous ceux de sa génération, elle n’était plus que l’héritière d’une amnésie. » (p. 8) Poerava s’invente des rituels magiques pour se protéger et se venger. Face à la brutalité de l’existence, elle investit les perles d’un pouvoir sacré : création de l’homme dans les fermes perlières, ces agglomérats de nacre noire et dure sont comme Poerava, inaliénables. Poerava n’appartient qu’à elle-même et à l’océan. « Elle savait désormais que l’atoll, son anneau de corail, son anneau de noces, la vouait sans faille au bleu mortel dont elle était née. Elle ne pouvait plus compter, pour se sauver, que sur ses rituels magiques. » (p. 17)
Lignes de vie – Entre un vieil homme qui trace inlassablement des lignes de calligraphie sur de vieux annuaires et un tatoueur qui orne les peaux de bijoux indélébiles, il y a le même amour du dessin. « Seul compte le geste en cours d’accomplissement, le tracé en devenir. » (p. 31 & 32) Quelle que soit l’encre ou le support, « la calligraphie, c’est comme la vie : on ne peut pas remonter le courant. » (p. 32) La calligraphie et le tatouage sont deux arts tahitiens, issus de traditions métisses et symboliques. Qu’il marque la peau ou qu’il couvre la feuille, celui qui les pratique est « à la fois artiste graphique et écrivain public. Écrivain à fleur de peau. » (p. 41)
Raerae – « Herenui était gaucher, métis et raerae. » (p. 49) Beaucoup de défauts pour un seul homme. Est raerae l’homme qui choisit d’être une femme, d’exprimer et de vivre sa féminité. Dans l’ancienne Tahiti, c’était une pratique fréquente. Encore aujourd’hui, « sa culture lui offrait un biais pour l’exprimer sans déshonneur. » (p. 57) Mais les temps changent. Herenui, si heureuse et innocente, s’attire les moqueries et les désapprobations d’une société qui oublie ses traditions. « Qu’elle existe, soit, mais au moins, qu’elle souffre d’exister sous cette forme au lieu de s’épanouir en toute sérénité ! » (p. 62) Pauvre raerae qui fera l’expérience d’une brutalité gratuite et mesquine.
Sa place au soleil – Colette vit dans un pays gris, éloigné de l’océan et du soleil. Mais justement, le soleil, Colette en rêve et elle projette des séjours fabuleux dans des terres gorgées de lumière chaude et brûlante. « Pour tout le bourg, elle est la brave papetière un peu timbrée, l’aventurière en pantoufles dont on peut sourire sans méchanceté. » (p. 92) Mais Colette n’ose prendre l’avion et découvrir enfin les mondes dont elle rêve. « Enclos dans ces routines gigognes, le temps de Colette tourne en rond comme un hamster dans sa roue. » (p. 93) Mais voilà qu’un jour, Colette gagne un voyage à Tahiti. Enfin, elle peut passer derrière la carte postale et goûter au soleil. Mais ce qu’elle découvre là-bas est plus précieux que cette chaleur céleste : elle goûte à la vraie chaleur, celle dont elle a tant manqué.
Le sauvetage de Tonton Philibert – Tonton Philibert aime, le week-end, boire plus que de raison et vider les canettes en pêchant. Il se réveille alors les lundis matins et flotte entre amnésie et migraine. Connu sur l’île pour conduire une antique 404 plateau rafistolée, il mène ces jours-là sa guimbarde avec l’assurance optimiste des gens ivres morts. Un lundi matin, l’ivresse est plus tenace qu’à l’accoutumée et Tonton Philibert ne peut pas dire comment il a rejoint son lit.
La fourgonnette – Georges-Temoe est un fils de riche pourri gâté dont la maman est toujours disposée à couvrir les incartades. Mais quand Georges-Temoe envoie dans le fossé le pauvre Rodrigue Titi et son vieux scooter et qu’il tente d’échapper aux policiers présents, il commet une boulette d’une telle envergure que même sa mère, au plus fort de sa mauvaise foi légendaire, ne peut pas ignorer. Boire ou conduire, il faut choisir. Mais il faut également choisir que conduire.
L’auteure nous emmène en Polynésie française. Mais de la multitude d’îles, elle ne retient que Tahiti, « le caillou des mille fantasmes » (p. 104) et s’emploie à gommer les toiles de Gauguin pour faire apparaître une autre réalité, pas moins colorée mais certainement moins idyllique. Si l’île fantasmatique est protégée par sa barrière de corail, elle en est aussi prisonnière. « Le récif de corail avait déployé autour de l’île haute son anneau vermiculé, foisonnant, d’une persévérance de pierre vive, isolant et protégeant peu à peu le microcosme d’un lagon. » (p. 7)
Anne-Catherine Blanc trace avec talent, finesse, émotion et nostalgie les nouvelles lignes d’un univers dont on a trop rêvé. Tahiti, la douce terre des fantasmes, n’est plus. Touchée voire tachée par la modernité, elle sent toujours peser le lourd tribut de l’exotisme imposé par des continentaux en mal de frissons d’ailleurs.« Depuis longtemps, elle avait disparu, la bienheureuse autarcie du passé, offerte à des habitants sans convoitise par un pays luxuriant et généreux. La modernité avait créé des besoins et, même, elle avait fait naître chez certains une soif de consommation insatiable. » (p. 54) Devant le constat mélancolique d’une innocence perdue, l’auteure déploie des personnages qui sont les héros de destinées minuscules aux accents d’épopée.
J’avais déjà particulièrement apprécié L’astronome aveugle de la même auteure. Deuxième lecture réussie avec un voyage dans le Pacifique émouvant, à la rencontre des nouvelles légendes de l’archipel.