Roman de Françoise Sagan.
« On disait des Maligrasse, avec sympathie, qu’ils aimaient la jeunesse et cette sympathie était pour une fois justifiée. Car ils l’aimaient non pour s’en distraire et lui prodiguer des conseils inutiles, mais parce qu’ils lui trouvaient plus d’intérêt que l’âge mûr. » (p. 16) Alain et Fanny Maligrasse, la cinquantaine, donnent régulièrement des soirées mondaines où se croisent ce que Paris a à offrir d’actrices ambitieuses, d’écrivains insatisfaits et de jeunes gens qui cherchent une passion qui donnerait un sens à l’existence. Bernard, marié à Nicole, aime Josée qui aime Jacques. Alain aime Béatrice, Édouard aime Béatrice, André Jolyau veut Béatrice. Béatrice se laisse aimer, mais ne s’attache pas. Dans ce microcosme parisien, bourgeois et bohème, le vague à l’âme est un état d’esprit à la mode, mais les grandes douleurs sont muettes et tout se joue en tapinois.
Alain Maligrasse est éditeur. « Il était un vieil homme qui avait froid. Et toute la littérature ne lui servait à rien. » (p. 19) Il est le personnage qui m’a le plus touchée. Les valses amoureuses et les trahisons minables des autres personnages ne sont rien au regard de l’amour qui dévaste Alain. Il s’abandonne au sentiment qui le ronge. Les certitudes qu’il tirait des livres s’effondrent. « Je suis comme l’étranger de Baudelaire, […], je regarde les nuages, les merveilleux nuages. » (p. 160) Ici s’annonce un autre roman de Sagan, Les merveilleux nuages. Parce que la vie ne cesse pas quand un individu s’arrête, la littérature non plus n’a pas de fin.
Le titre est un vers de Bérénice de Racine : « Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous, / Seigneur, que tant de mers me séparent de vous, / Que le jour recommence et que le jour finisse / Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice ? » Des personnages de la tragédie grec, les personnages de Sagan ne sont que l’ombre affaiblie et vacillante. Ici, les expériences sont de fumée, les grands malheurs sont éphémères et tout concourt à l’évanescence des sentiments. La vraie passion n’effleure que de loin Bernard, Béatrice et les autres. Ces gens-là sont blasés avant d’avoir vécu et n’ont pas de charisme pour assumer la violence de l’amour ou de la haine. Toute chose se passe et chacun assiste, un peu ennuyé, au spectacle du monde.
J’ai retrouvé avec un certain plaisir la plume délicate et incisive de Françoise Sagan. L’univers qu’elle dépeint est de celui dont on rêve et qui fait déchanter dès qu’on y entre. Ce texte n’est pas vraiment émouvant, mais il convoque des nuages sombres. Sagan se montre froide envers ses personnages : la déchéance d’Alain, le piège dans lequel Béatrice se laisse prendre, la ruine à laquelle Édouard souscrit sont traités avec distance. Ces personnages ne souffrent pas vraiment, ou alors ils le veulent. Difficile alors de s’attacher à eux. J’attends de voir si les personnages des Merveilleux nuages seront nourris de plus de violence et de vie.