« Ceci est le journal de ta mort subite. » (p. 11) Emile, la meilleure amie, la presque sœur, de la narratrice s’effondre dans un café. Reliée à des machines, le corps à 33°, Emile est morte. Son cœur s’est arrêté. Une autre machine la ramène, le cœur d’Emile repart. « Quand j’ai commencé à prendre des notes, il me semblait que tant que je t’écrivais, tu ne mourrais pas. » (p. 125) Pendant les quelques jours où Emile n’est pas, la narratrice écrit leur histoire, leur amitié fondée sur le viol, leur passion commune pour la danse classique. Et lentement, la narratrice dévoile ses peurs, raconte la danseuse qu’elle n’est plus, la victime qu’on refuse de défendre. Après tout, elle n’est qu’une « petite Roumaine pâle aux vêtements soigneusement choisis le matin pour « faire sérieuse », assise droite sur la chaine d’une institution du pays des droits de l’homme. » (p. 306)
Un soir, la narratrice rencontre la Petite Fille au Bout du Chemin. Qui est-elle, celle-là qui lit et relit une notice de médicaments, qui écrit et recopie des pages entières ? N’est-elle que la copie d’un vieux film ? Non, elle est un des oiseaux de la tempête qui s’annonce. La Petite Fille au Bout du Chemin donne un nom à la danseuse brisée qui devient Voltairine. Ensemble, elles s’engagent sur la voie du Non : non à l’injustice, non au silence complaisant. La Petite Fille lance des questions au monde comme autant de passerelles entre les êtres. Ses banderoles et ses tags sont des devoirs de mémoire et des appels à la contestation.
Le récit s’inscrit dans un paysage où flotte le spectre d’une Élection passée. Est-ce un monde légèrement futuriste ou la mise en scène de ce qui aurait pu être après un certain scrutin ? La répression, le racisme, les violences policières, tout cela nous est connu, mais on ressent un léger décalage, une terreur insidieuse se glisse en toute chose. L’Élection fait référence à une pratique démocratique, mais tout pointe un état policier, un glissement vers la dictature. « Depuis l’Élection, tu peux bien chercher, l’évasion cérébrale, même momentanée, est impossible ! Enfin, c’est plutôt qu’elle nous est vendue comme impensable et dépassée, oui, comme un truc d’un autre siècle de se bagarrer. » (p. 172) Maintenant, il faut rester dans le rang, agir normalement. « Normalement », ce sont les normes du régime bien entendu. La Petite Fille, incarnation lumineuse de la Justice, ne prône pas l’anarchie mais appelle à l’insurrection, seule façon de rester vivant. Toutefois, bien que fortes de leurs idéaux et d’un idéal de liberté, les Petites Filles au Bout du Chemin ne peuvent échapper à l’institution policière qui semble s’installer partout. Le moule aveugle du bien-pensant n’en finit pas de vouloir se refermer sur elles. « N’être coupable de rien quand on est griffée de tout rend l’innocence bien pesante. » (p. 245)
La danseuse Sylvie Guillem (Mademoiselle Non) et l’anarchiste Voltairine de Cleyre traversent à l’envi les pages de ce merveilleux roman. Qu’incarnent-elles si ce n’est le mouvement ? Alors que la plus sublime féminité exsude des pages, on entend la voix de toutes les femmes qui ont dit Non, qui l’ont répété et qui, devant l’évidente mauvaise foi du monde, ont décidé qu’elles ne se tairaient plus, au risque d’y perdre toutes leurs plumes.
Au journal initial se mêle les écrits de la Petite Fille au Bout du Chemin. Puis le journal devient mémoires pour répondre à la question : quelle est mon erreur ? Refusant toutes les notices du monde moderne qui emprisonnent le mouvement et la liberté, le roman suit des enchaînements oniriques et invisibles, mais où tout fait sens. Comme dans un merveilleux ballet, chaque geste parfait repose sur une infinité de détentes et d’élans que l’on n’a pas vus. Lola Lafon mesure le rythme de ses phrases, voire de ses mots. Tout est respiration. Il ne s’agit pas de mesurer son souffle, non il faut l’expulser, s’en faire crever les côtes, tout donner dans la course folle et haleter dans l’émotion.
Il y a des textes qui happent dès la première page. Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s’annonce est de ceux-là. La quatrième de couverture parle d’un « conte insurrectionnel ». Oui, mais pas seulement. C’est un hymne à la fille présente en chaque femme, c’est une ode à la révolte dans les sociétés grises. Et surtout, c’est un roman comme j’aimerais en lire davantage : impeccablement construit, tendu vers l’au-delà des mots, nourri de musique et de danse, porté par une écriture ciselée, pudique et incroyablement puissante.