Roman de Sylvie Germain.
Tout commence par une éclipse. La Lune oblitère le Soleil. Et dans une maison au cœur des marais, une vie bascule pour longtemps dans la nuit. Lucie Daubigné a huit ans et toute la vivacité d’une enfant libre et sans peur. Mais voilà que « les pas de l’Ogre, désormais hantent les chemins des alentours, pourtant si paisibles. » (p. 62) L’Ogre aime les petites filles, beaucoup trop. Le corps de l’une d’elles crie au monstre, « son cou portait la marque d’une strangulation, son corps portait la trace d’une profanation. » (p. 59) Lucie attire le regard de l’Ogre, mais il ne la tue pas. Il revient, soir après soir, arracher au cœur de l’enfant un peu d’innocence et de pureté. « Elle attend, la petite, que surgisse cet Ogre, ce grand corps de sa haine. Elle attend comme attendent les proies qui ne peuvent s’enfuir, pétrifiées dans leur fatale faiblesse. Depuis longtemps, depuis bien trop longtemps pour son âge, elle vit raidie dans un secret plein de dégoût et de honte, et surtout de terreur. À l’aune de l’enfance le temps de l’enfance est sans limites ni mesures. » (p. 90)
Alors Lucie s’étiole, se durcit, s’enlaidit, se cabre, mais se tait. Sa haine est muette, mais envahit son regard. Ses yeux crient le dégoût et assène un verdict inéluctable. Lucie invoque les insectes, les crapauds, les fées et les saints pour obtenir vengeance. Quand Lucie parvient à vaincre l’Ogre, elle le condamne par son regard. « Et il sent, l’ogre déchu, il sent avec effroi qu’il n’en reviendra pas de ces énormes yeux d’enfant sorcière qui conjuguent la souffrance et la haine, la hideur et la beauté. Un regard de Méduse. » (p. 144) L’ogre figé pour toujours ne peut échapper à sa petite victime qui ne pleure pas. Mais alors que l’ogre endure le prix de son forfait, sa mère hurle de douleur. Car l’ogre a une mère qui ne soupçonne pas la noirceur du cœur de son enfant chéri. La mère devient folle, s’emmure dans une peine exaltée. On lui a pris son fils, son trésor. Mais cet enfant mauvais sait que « son âme est sous la loi des crimes qu’il a commis. Son âme est dans l’effroi. » (p. 175)
À haïr et à se venger comme elle le fait, Lucie ne retrouve pas le goût du bonheur. Les lambeaux de son innocence pour toujours déchirée flottent au vent de la vengeance. Lucie perd la raison et le mal s’étend et se transforme. « La blessure qui lui a été faite trois ans auparavant ne s’est jamais refermée, jamais guérie. Cette plaie de honte et de frayeur s’est enflammée, s’est boursouflée. La colère a pris le relais de la honte, la honte celui de la terreur. Alors la plaie a tout infecté et l’esprit de vengeance s’est déclenché. » (p. 188) Quand l’ogre disparaît, Lucie n’est pas sauvée. Si les larmes lui reviennent, « le goût de la joie lui demeure confisqué. Et pendant longtemps Lucie restera étrangère à la joie ; une exilée parmi les hommes qui tous, par avance, sont entachés du signe de l’ogre. » (p. 258) Lucie est un personnage de nulle part : ni enfant, ni femme, bourreau de son bourreau. Construite sur une dalle fendue, sur un mur friable, son existence est une fuite éperdue vers des contrées où la haine est justice. Sa course folle est sans aucun doute vaine, mais il lui faudra toute une vie pour le comprendre.
Sylvie Germain signe un texte poignant sur l’enfance violée. L’émotion, puissante, n’est pas jamais grossière. Le récit, appelé Légende, se mêle d’images, d’instantanés arrachés à l’horreur : ce sont des enluminures, des sanguines, des sépias, des fusains et finalement une fresque. Les couleurs saturent ou palissent dans l’image à mesure que le récit dévoile ses méandres d’horreur. Il y a toujours un peu de fantastique dans les textes de Sylvie Germain, comme une frange discrète ou un liseré incertain. On n’ose jamais plonger dans ce monde-là puisqu’on sait, indéniablement, que ce qu’elle raconte sous couvert de mots d’ailleurs n’est que la vérité trop crue.
Le livre des nuits m’avait charmée, Magnus m’avait laissé une impression puissante. Avec L’enfant Méduse, Sylvie Germain m’a totalement captivée, à se demander comment il est possible de lire avec autant de jubilation un texte qui aborde un tel sujet. La plume de l’auteure allie sensibilité et poésie et un je-ne-sais-quoi du rythme des récits que les troubadours essaimaient de château en château.