Roman de William Wilkie Collins.
Tout commence en 1832, dans une station de bain allemande. Un homme agonisant souffle son histoire dans une lettre, lettre qui devra être remise à son fils quand il aura atteint sa majorité. La missive dissimule un secret terrible aux conséquences fâcheuses et multiples. Le mourant s’appelait Allan Armadale. Mais il existait un autre Allan Armadale. L’homonymie n’est point le fruit du hasard et le destin funeste des pères se poursuit en la personne de leurs fils qui portent le même et unique nom. Ainsi, il y a deux Allan Armadale dans la génération suivante. Ce nom en héritage a tout d’une odieuse malédiction. « Je vois les vices qui ont souillé les pères se transmettre à ses fils et les contaminer ; je vois la honte qui a déshonoré le nom du père retomber sur sa descendance et la flétrir. » (p. 62)
Il est à craindre que les deux Allan Armadale se rencontrent et n’achèvent l’infâme querelle de leurs pères. Mais les deux jeunes gens nouent de solides liens d’amitié. L’un d’eux, qui sait tout de l’inavouable secret, dissimule son identité et se fait appeler Ozias Midwinter. Gentleman en dépit des avanies que l’existence lui a fait connaître, Midwinter veut racheter les fautes de son père, mais il ne peut se départir d’un esprit fiévreux soumis aux rêves. « Mon père m’a laissé en héritage sa croyance superstitieuse en la destinée. » (p. 123) Même s’il lutte contre cette crainte chimérique, Midwinter sent peser sur lui l’ombre du crime de son père. « Ainsi, comme une exhalaison malsaine sortie de la tombe du père, l’influence paternelle venait troubler l’esprit du fils. » (p. 156)
La vengeance des pères s’incarne en la personne d’une femme à la robe de soie noire et au châle de Paisley rouge. Cette perfide créature, agent du malheur des premiers Allan Armadale, déploie désormais son ombre et ses pièges sur la route des fils Armadale. Les deux jeunes hommes vont succomber à ses charmes et à ses manigances, peut-être jusqu’à l’inconcevable. Le domaine de Thorpe-Ambrose, héritage du jeune Allan Armadale, est au cœur des convoitises. Et le jeune propriétaire, impulsif et quelque peu niais, ne devine pas la moitié des embûches qu’on lui évite. « Le côté faible de tous les hommes, c’est le côté féminin. » (p. 701) Dans le cas d’Armadale, cette sentence s’applique à plusieurs reprises et les ressources de la perverse imagination de l’aventurière manquent de bien peu de triompher de l’insolente chance et de la bonhomie balourde du jeune squire.
Le récit s’articule autour de confidences, de récits rapportés, d’intrusions dans un journal intime et d’échanges de lettres dans lesquelles éclatent les vraies personnalités. La multiplicité des points de vue n’est pas pour rien dans la confusion qu’entretient l’auteur. L’homonymie noue les premiers fils d’une trame compliquée et les machinations odieuses de l’aventurière complètent le travail délicat d’un ouvrage complexe. « Ici encore, comme dans toutes les autres aventures humaines, les éléments discordants du grotesque et du terrible se trouvèrent mêlés par cette inévitable loi des contrastes qui régit tout ici-bas. » (p. 527)
Une galerie de personnages secondaires très fournie permet à l’auteur de disposer toujours du ressort nécessaire pour relancer ou entraver l’action. Qu’il s’agisse des notaires Pedgift et fils, du régisseur Bashwood, de la famille Milroy ou de la mère Oldershaw, il y en a toujours qui, pensant faire le bien, ouvre les portes du mal et d’autres qui, persuadés de commettre le dernier des forfaits, ménagent des issues favorables. Tous ces personnages se croisent et se manquent dans un superbe ballet réglé avec minutie. Que le train parte à l’heure ou qu’un rideau tombe au moment opportun et voilà que l’action aurait pu être tout autre. Mais tout concourt à nouer le plus solidement possible une intrigue tortueuse. La destinée apparaît toujours fermement résolue à suivre son cours et elle se moque des tentatives des hommes pour la contrer. Ici n’existent ni les coïncidences, ni le hasard : tout est soumis à une fatalité qui marche à grands pas vers sa réalisation.
Ce volumineux roman ne souffre d’aucun temps mort. Le lecteur est entraîné d’un personnage à un autre, il pressent tous les malheurs et assiste impuissant à leur inexorable réalisation. William Wilkie Collins signe une œuvre tortueuse et aux ressorts pervers : le lecteur devient complice des vilenies de Miss Gwilt, il est l’œil indiscret qui parcourt les missives néfastes et il est le témoin silencieux des agissements coupables des uns et des autres. Ainsi poussé dans la foule des coquins, le lecteur ne peut se départir d’un certain cynisme et d’un goût accru pour le malheur.
Ce roman est un pavé dans la mare de la littérature du 19° siècle. Nous sommes loin des simples affaires de cœur des sœurs Brontë. Wilkie Collins convoque tout ce que la femme a de mauvais pour le concentrer en un seul personnage qui devient digne des plus grands méchants de la littérature. J’ai dévoré ce roman et je ne peux que vous conseiller de ne pas vous laisser effrayer par son nombre de pages : vous ne les verrez pas défiler !