Le narrateur visite quotidiennement sa belle-fille, Paule, atteinte d’un cancer qui semble impossible à vaincre. Il emprunte chaque jour le boulevard périphérique en voiture ou enchaîne les correspondances de RER, de métro et de bus. « Je vois une longue suite de jours où j’emprunterai le boulevard périphérique ou le métro et toutes les stations qui vont jusqu’au Fort d’Aubervilliers. » (p. 68) Ce voyage sans cesse recommencé constitue une boucle infernale dont le narrateur ne peut et ne veut s’extraire. Et peu à peu, c’est sa mémoire qui devient un boulevard périphérique, une longue boucle interminable dont il manque toutes les sorties, sans cesse repris par le flot de ses souvenirs. Ces derniers s’imposent au présent et la mort abolit le temps.
La mort imminente de Paule rappelle au vieux narrateur la disparition de son ami Stéphane, exécuté en 1944 par un officier nazi, le cruel colonel Shadow. « Je n’en peux plus de penser à Paule, de vivre à travers elle la mort de Stéphane. » (p. 15) Stéphane était jeune et plein de force, excellent grimpeur et premier de cordée. Le corps du bel alpiniste a été retrouvé, mais les circonstances de sa mort restent mystérieuses. Vers la fin de la guerre, le narrateur a été contacté par le colonel Shadow. Au cours de longs et d’intenses entretiens, l’officier nazi a révélé son admiration pour le résistant terroriste.
Près de 40 ans après la mort de son ami, le narrateur vit au quotidien avec son souvenir, avec l’ombre lourde de Shadow et le regret d’une jeunesse qui a été brisée en plein élan. « Je dis des petits bouts de prière pour qui ? Pour Paule, pour Stéphane ? Ou peut-être pour Shadow parce que c’est lui qui meurt peut-être le plus obstinément en moi. » (p. 144 & 145) À présent vieux et bien impuissant devant le mal qui ronge sa belle-fille, le narrateur ne sait comment parler à son fils Mykha ou comment atteindre son petit-fils Win. « Il y a que je suis l’homme sans argent, fragilisé par l’âge, mais dont les mains réchauffent encore. » (p. 173) Le narrateur porte durablement ses morts en lui-même et sa vie est couverte de l’ombre de la disparition prochaine. Mais face à l’inéluctable, il reste toujours un espoir et une possible suite.
J’ai aimé suivre le narrateur et Stéphane sur leurs de voies de varappe. L’ascension et la légèreté par rapport à la pierre contrastent fabuleusement avec la pesanteur de la guerre et du colonel Shadow. Autant Stéphane est un être aérien, autant Shadow est ancré dans le sol, voire dans le tréfonds, au plus près de la boue et de la salissure. Et l’unique faiblesse de Stéphane, dérisoire talon d’Achille, sera son ultime force et sa dernière liberté.
Le roman d’Henry Bauchau est de ceux qu’il faut aborder avec l’esprit reposé, voire apaisé. Il brasse trop de douleurs et de sourdes violences pour être lu dans l’effervescence ou l’agitation. Il y a de nombreux récits parallèles et de voix qui s’élèvent. Le tout est parfois difficile à suivre. Pour suivre le titre, je dirais qu’il ne faut pas manquer les sorties. Si j’ai d’abord eu des difficultés à m’intéresser à Paule, d’autant que les deux premiers tiers du roman sont plutôt consacrés à Stéphane, j’ai fini par m’attacher à cette famille marquée par la maladie et meurtrie par la routine quotidienne et nécessaire des déplacements à l’hôpital. Ce texte est d’un abord complexe : la langue est dense, le sujet est grave et l’issue très incertaine. Parvenue au bout de ma lecture, je me suis sentie comme le narrateur, la première fois qu’il a franchi un surplomb difficile, encouragé par Stéphane. C’est donc une très belle lecture, mais véritablement exigeante.