Roman graphique de Chloé Cruchaudet. D’après La garçonne et l’assassin de Fabrice Virgili et Danièle Voldman.
Louise Landy et Paul Grappe s’aiment. Ils se marient juste avant que Paul parte faire son service militaire. Et voilà que la Première Guerre mondiale éclate et que l’horreur des tranchées saisit les hommes au fond du cœur. « Qui te dit que tu vas t’en sortir ? Tu vas crever en brave petit soldat obéissant… Ta Louise fera une veuve bien digne… Un bien beau destin ! » (p. 30) Paul ne veut pas mourir sous le feu ennemi, il préfère être déserteur, et Louise sera sa complice. « Je suis ta femme, ta carcasse maintenant, c’est moi qui m’en occupe. » (p. 38) Mais qu’il est difficile de rester caché toute la journée quand on est un homme plein de dynamisme ! Et si, pour passer inaperçu, Paul se déguisait en femme ? Superbe idée, mais pas si facile à mettre en œuvre tant Paul est viril. « Bon, tu veux que je joue au pédé, quoi… / Pas du tout… / Comment tu veux que ça paraisse naturel ? J’suis un bonhomme, c’est tout ! » (p. 63) Avec l’habitude, Paul fait illusion et il devient Suzanne aux yeux du monde.
Quand sonne la fin de la guerre, Paul croit être enfin libre, mais il apprend que les déserteurs ne sont amnistiés. Il lui faut garder le costume de Suzanne et vivre avec, au grand jour. Peu à peu, il prend goût à ce travestissement forcé et découvre des jeux pervers au bois, la nuit. Louise sent bien que son mari lui échappe et qu’il plonge dans le Paris des années folles où il devient une légende noctambule. « Suzanne était un être lumineux, elle irradiait. » (p. 114) Pour garder son mari, Louise commence à le suivre au bois, la nuit, et elle apprécie même ce qui s’y passe. Le couple, gêné par la fausse identité de Paul, se déchire tout en ne pouvant pas se séparer. Quand l’amnistie est prononcée dix ans après la guerre, Louise rêve de connaître enfin une vie normale avec son époux. Mais Paul pourra-t-il se passer de la clandestinité et du double jeu dans lequel il excellait et où il cachait les terreurs ramenées de la guerre ? « Quoi, ça ne te fait pas plaisir que je te désire ? / Je ne te fais pas envie… tu as envie d’être moi, c’est pas pareil. » (p. 152)
Quelle étonnante histoire vraie ! Le récit s’ouvre sur un procès pour meurtre qui reprend le déroulement des évènements depuis le début. C’est ainsi que l’on découvre les jeunes Louise et Paul, amoureux insouciants qui ne savaient pas combien la guerre allait les meurtrir. En un sens, Paul est une gueule cassée puisqu’il ne peut plus montrer son visage d’homme. Le dessin est une magnifique composition au fusain parfois traversé par l’éclat d’une sanguine qui, simple tâche écarlate, rend dynamique toute la scène, voire toute la page. Ce rouge vibrant, symbole de la féminité, passe de Louise à Paul et finit sur un étal de sucreries, symbole du plaisir perdu. Chloé Cruchaudet propose une réflexion digne et compatissante sur les genres féminins et masculins et sur les prétendues barrières qui les séparent, voire les opposent. Ce bouleversant roman graphique m’a rappelé Triangle rose de Michel Dufranne : ces deux œuvres posent intelligemment l’éternelle question de l’identité individuelle au sein d’une société codée.