Après un grave accident de voiture, amputé du bras droit, Edgar Freemantle part se reposer à Duma Key, petite île de Floride. Pour se remettre du traumatisme physique, des séquelles sur son esprit et de son récent divorce, Edgar dessine et se découvre un talent inquiétant. Ses œuvres sont très belles, fascinantes, mais lourdes d’une menace indicible. « Ce sont des représentations imaginaires, […]. Des ombres. / Les ombres, je connais. Faut juste faire attention à ne pas leur laisser pousser des dents. Parce qu’elles peuvent. Et des fois, quand on tend la main pour remettre la lumière, on se rend compte qu’il n’y a plus de courant. » (p. 542 & 543) (Voilà une phrase qui est du Stephen King tout craché !)
Face au golfe du Mexique, Edgar sublime un cliché pictural, celui du coucher de soleil, obéissant aux démangeaisons de son membre absent, de son membre fantôme. « Les fantômes sont-ils capables d’écrire sur une toile ? » (p. 608) Et voilà que ses œuvres deviennent des révélations et des messages qu’il ne comprend pas toujours, ou trop tard. « Peindre, c’est voir, il me semble. » (p. 413) Il y a quelque chose à Duma Key qui exalte le talent des artistes, pas toujours pour le meilleur. Une petite fille en a fait l’amère expérience des décennies plus tôt. « Tout bien considéré, Duma Key n’a jamais porté chance aux filles. » (p. 142) Edgar veut percer le secret de cet étrange bateau qu’il peint sans cesse sur le soleil couchant. Pour remonter aux origines du mystère et vaincre le mal qui ravage l’île, il s’enfonce dans la jungle étouffante de Duma Key et va à la rencontre d’un monstre antique et terrifiant.
Comme souvent dans les romans du King, le pire se noue en sourdine et se trame ici dans l’ombre projetée par les beaux palmiers de la Floride. L’épouvante au soleil, en quelque sorte. Et, en dépit des indices semés par le narrateur et par l’auteur, le motif apparaît quand il est trop tard pour intervenir. En cela, Stephen King a tout compris du destin et de la fatalité tels que les voyaient les Antiques, et ça tombe plutôt bien puisqu’il parle d’un mal venu du fond de la mythologie.
Duma Key est un texte très visuel et très dynamique : le récit est cinématographique et les chapitres sont des plans séquences très bien montés. En ajoutant un monstre mythologique à sa collection d’horreurs, Stephen King prouve une nouvelle fois, s’il était besoin, qu’il connait ses lettres et que sa culture est composite, à la fois populaire, classique et underground. Il y a beaucoup de l’auteur dans ce récit, beaucoup de choses qui le composent et le caractérisent : accident de voiture, relations familiales, affres de la création, etc. Et il y a une pique bien sentie adressée à un certain président américain républicain, digne fiston de son sinistre père. Ainsi, en dépit du monstre venu de la mer et de la terreur qui déferle sur la grève, Duma Key est drôle, fûté et primesautier.